ROME ET EMPIRE ROMAIN - Le Haut-Empire

ROME ET EMPIRE ROMAIN - Le Haut-Empire
ROME ET EMPIRE ROMAIN - Le Haut-Empire

Pendant plusieurs siècles, l’Empire romain a assuré la paix et l’unité du monde méditerranéen et façonné dans ses provinces la majeure partie de l’Europe. Les Romains n’avaient certes pas que des qualités et leur domination résulte partout de l’emploi judicieux de la force. Mais, une fois établie, cette domination s’est maintenue grâce à la diffusion d’une civilisation en partie héritée des Grecs, et par la participation des élites indigènes au gouvernement et à l’administration. Le droit romain a fait progresser le respect de la personne humaine et des contrats qui sont à la base de toute société. La concession de plus en plus large du droit de cité, pratiquement obtenu en 212 (édit de Caracalla) par tous les habitants de l’Empire, a permis à des millions d’individus d’accéder à une même forme de civilisation. À partir du IIIe siècle, le monde romain a subi l’assaut des Barbares venus de l’Europe du Nord et de l’Asie, et pour leur résister s’est donné une structure bureaucratique, militaire et «totalitaire», ce qui n’a pas empêché le brillant renouveau du IVe siècle, qui vit également triompher le christianisme. Après la séparation survenue entre l’Orient et l’Occident en 395, de nouvelles invasions allaient ruiner et morceler en royaumes barbares l’Occident, tandis que l’empire d’Orient poursuivait une longue carrière: l’Empire byzantin, à bien des égards héritier de l’Empire romain, devait durer jusqu’au milieu du XVe siècle.

1. Auguste et son temps

L’organisation du régime

À la fin de la période troublée du second triumvirat, qui fait suite à la mort de César en 44 avant J.-C., Octave, son fils adoptif et son héritier, fut en 31 vainqueur d’Antoine et de Cléopâtre à la bataille d’Actium. De 31 à 27, il conserva les pouvoirs extraordinaires du triumvirat et prépara lentement la stabilisation du régime nouveau dont il fut le fondateur: le principat. Le destin tragique de César avait appris à Octave que le monde désirait un roi et que la monarchie était odieuse aux Romains.

Soutenu par l’armée et des ralliés de tous bords, «républicains» et «césariens», chevaliers et sénateurs, il décida, avec une grande habileté politique, de conserver pour lui un pouvoir quasi absolu, mais qui était fondé sur le cumul de plusieurs magistratures civiles héritées du passé républicain de Rome. Tel fut l’objet de la séance du Sénat (janv. 27) où la res publica , restaurée par ses soins, fut solennellement rendue au Sénat et au peuple. En fait un partage s’effectua: le Sénat conservait l’administration de quelques provinces dégarnies de troupes et confiait à Octave, qui reçut peu après le titre d’Auguste, les provinces frontières, ce qui lui laissait le commandement des armées. Depuis 31, il gérait le consulat sans interruption, ce qui était une monstruosité institutionnelle; depuis 43, il possédait l’imperium , et, depuis 30, la plupart des droits des tribuns (puissance tribunicienne). Le nom d’Augustus soulignait en lui ce qu’il y avait de sacré et de divin, et conférait à ses décisions et à ses avis une «majoration» singulière (l’auctoritas ), quoique sans fondement institutionnel. En 23, il abandonne le consulat (occasionnellement revêtu par la suite en 5 et en 2 av. J.-C.), mais reçoit la puissance tribunicienne complète et à vie, qui devint la base civile de son pouvoir, et un imperium proconsulaire majus (plus grand que celui des proconsuls des provinces sénatoriales). En 19, il reçoit temporairement le pouvoir consulaire, l’initiative des lois et certains pouvoirs des censeurs. En 12 avant J.-C., il est élu régulièrement grand pontife, et reçoit, en 2 avant J.-C., le titre de Père de la patrie, qui place sous sa protection et sa clientèle l’ensemble du peuple romain. Son pouvoir reposait ainsi sur l’armée, grâce à son imperium , sur le cumul de plusieurs puissances civiles, la puissance des tribuns lui donnant le pouvoir de s’opposer à l’action de tout autre magistrat, et sur la direction de la religion de l’État par le grand pontificat. Dans son testament politique qui relate aussi ses grandes actions (Res gestae ), il affirme fièrement qu’il n’a revêtu aucune magistrature de façon illégale ou à vie, qu’il en a refusé plusieurs qu’on lui offrait (dictature, censure) et qu’il n’a pas eu plus de pouvoirs que les autres magistrats ses collègues. Mais la réunion de plusieurs pouvoirs exercés sans en avoir le titre, comme ces «missions» que le Sénat et le peuple lui confièrent (cura morum, cura annonae ), l’appui de l’armée, le prestige religieux de son auctoritas lui valaient une situation hors de pair; il était le «premier», le princeps , et ce nom resta au régime qu’il avait établi: le principat. Il avait en outre dans de nombreux domaines une «puissance de fait» que les arguties juridiques ne parviennent pas à expliquer. Sans doute reçut-il du peuple ou du Sénat plusieurs autorisations exceptionnelles, dont il fit grand usage: il intervient dans l’élection des magistrats (droit de recommandation), peut faire entrer au Sénat qui il veut (adlection), nomme à tous les échelons des fonctionnaires qui sont ses «délégués» (légats de légion, légats propréteurs dans les provinces qui lui sont réservées), dirige la diplomatie et la politique extérieure (normalement le droit de guerre et de paix appartenait au peuple romain seul) et dispose enfin de moyens financiers considérables, grâce à sa fortune personnelle, héritée en partie de César, aux revenus de l’Égypte, son domaine privé, et à certains impôts qui alimentent les caisses impériales, l’aerarium militaire, et les fisci de ses provinces. Son rôle s’explique enfin par des considérations d’ordre politique: sorti en vainqueur de la guerre civile (31 av. J.-C., Actium), il reste le chef des «populaires» mais, dans le même temps, il abolit les «partis». En outre, il rassemble toutes les forces de la société autour de son nom, devenant le patron d’innombrables clients. De plus, il utilise l’iconographie et la littérature (Virgile, Horace) à des fins idéologiques: lettres et arts sont mis au service de sa propagande qui diffuse surtout de manière plus ou moins ouverte le culte impérial; le prince apparaît en fils de divus (César), et fait honorer son Génie (sorte d’ange gardien) ainsi que son Numen (volonté agissante), voire sa propre personne, associée ou non à la déesse Rome. Ce régime, taillé à sa juste mesure et juridiquement ambigu, souffrait d’une faiblesse: le princeps , étant en théorie un magistrat investi par le peuple et le Sénat, ne pouvait transmettre son pouvoir à un héritier naturel, comme dans une monarchie ouvertement avouée. Aussi Auguste eut-il besoin de beaucoup d’astuces et de précautions pour désigner aux yeux de tous son successeur, choisi au sein de sa famille, sans pouvoir éviter le recours à l’investiture sénatoriale. Après avoir perdu successivement tous ses héritiers directs (ses petits-fils notamment, Caius et Julius César), il associa à l’Empire son beau-fils, Tibère, qui lui succéda sans difficulté, mais non sans de savantes et laborieuses démarches.

La politique et les réformes d’Auguste

Le régime venait à son heure, car, après les grandes conquêtes républicaines et les guerres civiles du dernier siècle avant J.-C., le monde romain avait besoin d’une profonde réorganisation. Auguste eut à subir le contrecoup des récentes luttes politiques, une opposition sénatoriale, des émeutes populaires, dues à l’inquiétude ou à la famine, et même des conjurations «républicaines» (Cinna, 4-5 apr. J.-C.). Mais il ne se départit jamais de sa prudence, usa tour à tour de sévérité et de clémence, et eut la chance de vivre longtemps, malgré une santé peu solide.

Son entourage l’aida puissamment, Agrippa dans le domaine militaire et l’équipement matériel (routes, recensements, cadastre), Mécène en politique intérieure (ralliement des intellectuels). Peu à peu se forma autour de lui un personnel d’hommes nouveaux, chevaliers, militaires, notables des villes italiennes, sénateurs ralliés, souvent dans l’espoir d’obtenir des postes importants. S’il veilla au bien-être du peuple de Rome par un ravitaillement ponctuel et des distributions, il eut en général une politique conservatrice, hostile aux esclaves et aux affranchissements, favorable à l’ordre moral et à la famille (lois contre le célibat et les mauvaises mœurs). Il a créé des colonies (en Narbonnaise, en Espagne, en Asie Mineure) et élevé le statut de nombreuses cités. En fait, sa monarchie favorisa les classes supérieures, qui furent réorganisées pour le service de l’État. L’ordre sénatorial fut strictement contrôlé, ouvert aux riches (cens de un million de sesterces) et surtout à ses partisans, destiné aux magistratures et aux postes élevés. L’ordre équestre, riche de ses biens fonciers et de son activité dans les affaires, fut entièrement mis à sa discrétion (cens de 400 000 sesterces et brevet officiel, le «cheval public»), et devint peu à peu la pépinière d’une administration qui ne cessait de se développer. Les provinces sénatoriales furent gouvernées par des proconsuls, tirés au sort pour un an, assistés de questeurs pour l’administration financière, cependant qu’un procurateur équestre veillait aux intérêts du prince (mines, carrières, domaines impériaux, impôts spéciaux). Les provinces impériales furent confiées à des délégués (légats d’Auguste propréteurs), également sénateurs, mais nommés pour trois ans en moyenne et révocables, assistés de légats et de procurateurs chargés de toute l’administration financière, car dans ces provinces tous les revenus allaient au fiscus impérial. À Rome, l’administration centrale fut, dans ses hauts postes, recrutée parmi les sénateurs (préfet de la Ville, commissions collégiales ou curatèles des eaux, des bâtiments, etc.) et les chevaliers (préfectures du prétoire, de l’annone, des vigiles), et, dans les postes inférieurs, peuplée des affranchis du prince, voire de ses esclaves, ce qui tendait à confondre l’administration de l’État et la Maison privée de l’empereur. Dans l’ensemble et malgré des abus inévitables, le monde romain fut désormais administré et non plus exploité brutalement, et les provinciaux en conçurent un sincère attachement pour le régime impérial. L’Italie demeura libre et sous-administrée par les magistrats des municipes autonomes, contrôlés faiblement par les magistrats de Rome, tandis qu’à l’inverse l’Égypte, métairie privée de l’empereur, était soustraite à toute ingérence sénatoriale et exploitée pour le prince par un personnel exclusivement équestre (préfet d’Égypte). Ces réformes, la nouvelle administration et l’entretien de l’armée et de 200 000 plébéiens de la capitale, considérés comme économiquement faibles, coûtaient cher: Auguste eut à ses débuts de larges facilités, grâce aux dépouilles de ses ennemis et aux richesses de l’Égypte, mais connut dans ses dernières années une sévère déflation, car il avait énormément dépensé, construit et distribué.

L’armée avait été réduite à une trentaine de légions et, avec les corps auxiliaires, devait compter entre 250 000 et 300 000 hommes, qui percevaient des soldes et servaient de vingt à vingt-cinq ans, comme des soldats de métier. En outre, les vétérans recevaient à leur congé des terres, achetées par l’empereur, puis à la fin du règne une prime en espèces, puisée dans une caisse spécialement créée à cet effet, l’aerarium militaire, qu’alimentait un nouvel impôt, impopulaire, sur les successions des citoyens romains, le vingtième des successions (vicesima hereditatium ). En Italie et à Rome étaient réparties les neuf cohortes prétoriennes, et à Rome même le préfet de la Ville disposait de trois cohortes urbaines et celui des vigiles de sept cohortes. La politique extérieure fut également coûteuse. Auguste acheva la pacification de l’Espagne du Nord-Ouest (pays des Cantabres et des Astures), obtint des Parthes la restitution des aigles de Crassus, annexa en Asie Mineure la Galatie et en Palestine la Judée, et maintint les autres États tampons qui protégeaient la frontière de l’Euphrate. L’armée atteignit le cours du Danube et l’on créa les provinces de Mésie, de Pannonie, et, dans les Alpes conquises par Tibère et Drusus, le Norique, la Rétie et les Alpes maritimes (monument de La Turbie). La lutte contre les Germains fut longue et dure, et s’y illustrèrent encore Drusus et Tibère, puis Germanicus. Après de multiples campagnes qui conduisirent l’armée jusqu’à la Weser et à l’Elbe même, le soulèvement d’Arminius aboutit, en 9 après J.-C., à la catastrophe de Varus, qui perdit trois légions dans la forêt de Teutoburg. La Germanie fut abandonnée par Tibère en 17 et son nom donné à deux secteurs de la rive gauche du Rhin, qui redevint la frontière de l’Empire.

Le siècle d’Auguste

La postérité, sensible à cette œuvre de restauration et de paix, et aussi aux échos d’une propagande bien orchestrée, a assimilé ce long règne à un «siècle», comme ce sera le cas plus tard pour Louis XIV. Personnellement indifférent et surtout superstitieux, Auguste rendit vie aux rites traditionnels, parfois négligés à la fin de la République, plaça l’État sous la protection d’Apollon, de Mars et de la Triade capitoline, et, pour d’évidentes raisons politiques, laissa se développer le culte impérial.

La vie intellectuelle, qu’il favorisa pour rehausser l’éclat de son œuvre et recueillir la louange des élites cultivées, bénéficia des efforts de l’âge précédent, du goût des grands – détournés de la politique – pour les plaisirs de l’esprit et de la présence de grands écrivains de la latinité. Virgile et Horace avaient commencé à écrire avant son triomphe, mais, tout en préservant leur fierté, se mirent à son service dans leurs œuvres (Énéide , Art poétique ). Tite-Live fut l’historien de la grandeur romaine, comme Virgile en était le poète, et justifia dans sa longue histoire (Ab Urbe condita ) la conquête du monde par un peuple grave et religieux. D’autres écrivains, Tibulle, Properce, ont des accents plus personnels, sous une forme savante héritée des modèles alexandrins, et Ovide, poète expert en science religieuse, paya de son exil ses rapports avec des milieux d’opposants et aussi le fait de n’être pas dans la ligne voulue par Auguste vieillissant que choquaient ses poèmes érotiques. L’art augustéen réalise pour la première fois la synthèse de la gravité romaine et des techniques grecques, et une inspiration officielle assure l’unité de la production. L’architecture est riche et soignée (forum d’Auguste, temple de Mars Vengeur, arcs dits de triomphe, théâtre de Marcellus), la décoration est composite (reliefs historiques sur des cartons mythologiques hellénistiques). Les portraits d’Auguste et de la famille impériale sont souvent froids, mais la frise de l’Ara Pacis à Rome est un chef-d’œuvre de dignité, de noblesse et parfois d’humour. Dans les provinces (Narbonnaise et Espagne surtout), des artistes venus de la cour confèrent aux créations locales (arcs dits de triomphe, temples, fontaines monumentales de Nîmes et de Glanum) une évidente unité d’inspiration et de facture.

2. Le Ier siècle après J.-C.

Les Julio-Claudiens

Tibère, fils d’un premier lit de Livie, appartenait à la famille des Claudes; jusqu’en 68 (mort de Néron), les empereurs ont un arbre généalogique compliqué qui les apparente à Auguste, à César, à Drusus, à Germanicus et même au triumvir Marc Antoine, dont les filles, nées de son mariage avec Octavie, sœur d’Auguste, sont les grand-mères de Caligula et de Néron. Tous les Julio-Claudiens sont donc membres de la famille impériale, patriciens de Rome et fiers de leurs origines. Tibère, âgé de cinquante-six ans, aigri par une longue attente et des difficultés familiales (mariage imposé et désastreux avec la fille d’Auguste, Julie), était un homme remarquable et un excellent général, qui avait fait ses preuves. Son caractère était ombrageux et ses idées politiques contradictoires: descendant de vieilles gentes républicaines, il eût aimé gouverner avec le Sénat et la nobilitas , mais il se heurta à l’incapacité des sénateurs qu’il terrorisa, et à la logique même du principat, qui tendait dans l’intérêt de l’Empire à renforcer le pouvoir monarchique. Il se montra fidèle à la pensée d’Auguste, n’acceptant le pouvoir qu’après une investiture en forme, longuement débattue non sans hypocrisie, respectant ses directives en politique extérieure. Cependant, il se montra encore plus conservateur. Le Sénat reçut des pouvoirs judiciaires et le droit de faire des sénatus-consultes en forme de lois. Au début de son règne, la première place était occupée par Germanicus, qu’il avait dû adopter sur l’ordre d’Auguste (bien que lui-même eût un fils) et qui était son successeur prévu. Mais Tibère le jalousait et Agrippine, sa femme, intriguait avec passion. Il mourut en Orient en 19, ce qui fut une grande perte pour le régime. Tibère fut laissé seul, face aux ambitions de Séjan. Ce chevalier sans scrupules donna un lustre nouveau à la préfecture du prétoire et fit encaserner aux portes de Rome tous les prétoriens, parmi lesquels il avait des appuis sûrs. Il manœuvra habilement pour se rapprocher du trône, se rendit indispensable à Tibère, tout en éliminant par le crime la majeure partie de la famille impériale. C’est lui qui conseilla à l’empereur de se retirer à Capri. Dénoncé finalement par Antonia, la mère de Germanicus, il fut arrêté et aussitôt exécuté, sur une simple lettre de Tibère. Ce dernier sombra alors dans la misanthropie et, dit-on, la débauche; la terreur régna à Rome, où de nombreux sénateurs furent condamnés par la loi de majesté, à l’instigation de délateurs, mais l’Empire continuait à être fermement administré. Tibère avait ménagé les deniers de l’État; pourtant il laissa se développer dans les classes supérieures un luxe effréné. Bien que son règne marque probablement l’apogée de la grande propriété latifondiaire privée, une crise de crédit avait, en 33, freiné l’expansion: Tibère dut prendre des mesures contre l’endettement et la spéculation et offrit aux débiteurs acculés des prêts gagés sur leurs biens.

Le règne de son jeune successeur, Caligula (37-41), fils de Germanicus, commença favorablement, car la mort de Tibère avait été accueillie avec joie. Mais bientôt une maladie affecta sa raison, ou peut-être ses instincts réprimés reprirent-ils le dessus. Il se montra violent, cruel et déconcertant, se livra à toutes sortes de fantaisies ruineuses, voulant être considéré comme un dieu, ce qui était prématuré. Son entourage d’affranchis orientaux et égyptiens, légués par sa grand-mère Antonia, le poussa à une autocratie de type lagide, qui suscita des haines. Les conspirations déchaînèrent une fois de plus la terreur. Un dernier complot l’assassina.

Les prétoriens découvrirent dans le palais le frère cadet de Germanicus, l’oncle de Caligula, Claude, tremblant de peur et, fidèles à la maison julio-claudienne, l’acclamèrent empereur malgré ses prières. Il avait échappé aux intrigues de Séjan, car on le tenait pour un faible d’esprit inoffensif. En fait, des défauts extérieurs (tremblements nerveux, bégaiement, tics et frayeurs enfantines) l’avaient desservi. Il était fort instruit, aimait la grammaire, l’histoire et l’étruscologie, et montra sur les besoins de l’Empire et le sens de son évolution des vues raisonnables. Il laissa gouverner des affranchis impériaux, cupides et fourbes, mais travailleurs et compétents. Narcisse, Pallas, qui développèrent les bureaux et la centralisation, créèrent la chancellerie impériale et le fiscus. Ainsi, à l’encontre des vues d’Auguste et de Tibère, la monarchie reçut les institutions et les moyens d’action qui lui manquaient. Claude se montra favorable à la promotion des provinciaux, créa des colonies (Cologne) et des municipes, accorda le droit de cité à plusieurs peuples des Alpes, et voulut faire entrer au Sénat des notables gaulois, en faveur desquels il prononça comme censeur, en 47 ou 48, un discours célèbre, dont nous avons à la fois l’original (Table claudienne de Lyon) et la version de Tacite (Annales , XI, 23). Il fit percer des routes à travers les Alpes et le long du Rhin, et construisit les premiers forts qui matérialisèrent l’avance romaine sur sa rive germanique, au-delà du fleuve. Enfin il acheva la conquête de la Maurétanie entreprise par Caligula et, en 43, il entreprit d’imposer la domination romaine à la Bretagne. Il vint lui-même à Londres assister aux premiers succès de cette entreprise qui devait se poursuivre jusqu’à la fin du siècle. Ajoutons qu’il fit créer un port à Ostie. Malheureusement, sa cour fut un foyer d’intrigues sordides entre les affranchis et ses épouses successives: la quatrième, Messaline, le bafoua et finit par être exécutée, et la cinquième, Agrippine, petite-fille de Marc Antoine, petite-nièce d’Auguste, et sa propre nièce, énergique et ambitieuse, réussit à faire adopter par Claude son propre fils d’un premier lit, le futur Néron, afin d’évincer le fils de Claude et de Messaline, Britannicus. Une fois assurée du succès, elle fit empoisonner ce dernier.

Néron (54-68) est le plus étonnant et le plus célèbre des Julio-Claudiens. Faible et peureux, avec une tendance à la cruauté, il avait des goûts d’artiste (chant et poésie), un violent désir d’être applaudi et un penchant pour les cochers de cirque. Ses débuts furent prometteurs, car l’équilibre entre des coteries opposées permit pendant cinq ans au philosophe Sénèque, son ancien précepteur, d’exercer une influence modératrice, au service d’un idéal sénatorial. Mais, en devenant adulte, Néron ne supportait plus l’ingérence perpétuelle de sa mère et il la fit tuer en 59. En 62, il renvoya Sénèque à ses études et tomba sous l’influence du préfet du prétoire, Tigellin, son âme damnée. En fait, ses propres instincts étaient maintenant libérés. Ses besoins d’argent l’entraînèrent à un despotisme oriental; délations et confiscations lui procurèrent les ressources d’un immense domaine impérial, en Afrique notamment, et lui valurent la haine des sénateurs. Après l’incendie de Rome, en 64, dont il ne fut sans doute pas responsable (les chrétiens non plus, qui furent à cette occasion persécutés pour la première fois), une vaste conjuration, dite de Pison, se forma, mais fut dénoncée à temps. En 66-67, Néron se rendit en Grèce, sa patrie d’adoption, s’y fit applaudir aux jeux et sur la scène, proclama la liberté des Grecs, et commença le percement du canal de Corinthe. Revenu à Rome, il fit faire des travaux considérables pour sa Maison d’or, montra du goût pour la décoration scénique et les prouesses techniques de ses architectes, mais dépensa des sommes folles. Pendant ce temps, les provinces et les armées étaient négligées. Seul le petit peuple de Rome aimait Néron, qui était généreux et familier. Il se peut que la dévaluation du denier, opérée en 64, ait favorisé les affaires des chevaliers et des notables des villes. Mais les provinces occidentales, pressurées d’impôts et hostiles au philhellénisme de Néron, se révoltèrent, la Gaule d’abord avec Vindex, puis l’Espagne sous l’influence de Galba. À Rome, Néron s’affola, fut abandonné de tous et déclaré «ennemi public» par le Sénat. Il se tua finalement en juin 68.

Les Flaviens

La mort de Néron mit fin à la dynastie julio-claudienne et déchaîna une longue crise. Vindex avait rapidement succombé sous les coups des légions du Rhin, hostiles aux vues «libérales» affichées par les Gaulois du Centre et du Sud, mais Galba, mieux armé, était devenu empereur à Rome. Âgé, maladroit et sans générosité, il fut renversé par les prétoriens et la foule, qui regrettaient Néron et crurent lui trouver un digne successeur en la personne d’Othon, un de ses anciens favoris. Les armées des provinces, lassées du désordre et conscientes de leur force, entrèrent alors dans le jeu: celle du Rhin proclama son chef, Vitellius, celle d’Orient le sien, Vespasien, et de nombreux corps de troupes marchèrent sur Rome, venant les uns du Rhin, les autres du Danube, où l’armée s’était ralliée à Vespasien. Othon, battu en Cisalpine par Vitellius, se tua. Celui-ci fut bientôt battu à son tour et massacré par la foule de Rome, au cours d’émeutes sanglantes. L’armée avait donc porté Vespasien au pouvoir, mais il ne parut à Rome qu’en automne 70, laissant d’abord ses partisans et son fils cadet, le futur Domitien, calmer les esprits. Deux révoltes nationales avaient été réduites dans l’intervalle, celle des Juifs, commencée sous Néron, et au cours de laquelle s’illustra Titus, le fils aîné du nouvel empereur, et celle du Batave Civilis, allié à des Germains libres, dont la menace fit comprendre aux notables gaulois, réunis à Reims en 70, le prix de la présence romaine, garante de la paix des provinces.

Vespasien n’était qu’un notable italien, aux ancêtres obscurs, le premier empereur qui ne fût pas noble. Mais il avait brillamment parcouru le cursus sénatorial. Ferme et tenace, prenant soin des deniers publics (cadastre d’Orange), il rétablit l’ordre, fit préciser ses pouvoirs, dans la ligne établie par Auguste, par un sénatus-consulte (lex de imperio Vespasiani ), mais innova hardiment en fondant sa succession sur l’hérédité pure, qui semble à ce moment avoir répondu aux désirs de stabilité des milieux riches qui le soutenaient. Titus fut préfet du prétoire, censeur avec son père en 73, doté de l’imperium et de la puissance tribunicienne, et devait en 79, à sa mort, lui succéder sans difficulté. Son règne fut très bref, et laissa de bons souvenirs, malgré des tentations orientales (culte d’Isis, «passion» pour Bérénice), et malgré la catastrophe du Vésuve qui, en 79, ruina Pompéi. En 81, son frère cadet, Domitien, monta sur le trône. Il était capable, bon administrateur et gardien vigilant des frontières. Mais son caractère était soupçonneux et autoritaire. Il entra en conflit avec le Sénat, où déjà une opposition s’était dessinée contre Vespasien, et que dominait un groupe de personnalités de haute valeur morale, les stoïciens, héritiers d’Helvidius Priscus et de Thrasea Paetus, hostiles à l’hérédité, à la bureaucratie, aux chevaliers et aux provinciaux qui prenaient une place de plus en plus importante dans l’administration. À leur petite guerre de libelles, de moqueries et de pamphlets Domitien riposta par la terreur: les procès de majesté se multiplièrent contre les sénateurs (les délateurs étant largement récompensés), que condamnaient docilement leurs pairs épouvantés. Il se fit appeler «maître et dieu». Tacite et Pline le Jeune décrivent en termes haineux ce régime étouffant, qu’ils servaient pourtant, tout en tremblant. Domitien chercha des appuis auprès des chevaliers, du peuple de Rome (distributions, cadeaux et jeux), des soldats, dont il augmenta les soldes, et des propriétaires italiens, qui obtinrent de lui que la culture de la vigne soit limitée dans les provinces, pour atténuer la concurrence. Mais une conspiration de palais finit par l’assassiner, en 96. Le Sénat tenu au courant avait un candidat tout prêt, le vieux Nerva, qui, lui, n’avait pas d’enfants, ce qui supprimait le péril de l’hérédité naturelle. Dans l’ensemble, les Flaviens n’avaient pas été inférieurs à leurs devoirs: ces notables italiens s’étaient montrés moins tarés et moins fantaisistes que les Julio-Claudiens nés dans la pourpre. Si les sénateurs avaient tout autant souffert, l’Italie et les provinces surtout avaient été favorisées, la défense des frontières bien assurée et l’Empire même avait obtenu ses derniers agrandissements territoriaux durables.

3. Le siècle des Antonins (96-192 apr. J.-C.)

Les souverains et les grands traits de leur politique

Nerva (96-98) était effacé, bien vu du Sénat, mais sa personnalité ne répondait pas aux vœux des armées, et à Rome même les prétoriens exigèrent par la force le châtiment des meurtriers de Domitien. Pour assurer son pouvoir et sa succession, Nerva, qui n’avait pas de fils (et avait été choisi pour cela), adopta et associa à l’Empire Trajan, le chef de l’armée du Rhin, qui était alors la plus puissante et venait sous ses ordres de remporter des succès sur les Germains. Peu après, Nerva mourut. Il avait eu le mérite de distinguer un général, dont la valeur était reconnue de tous, et ce «choix du meilleur», qui se reproduisit plusieurs fois au cours du siècle, facilité à vrai dire par l’absence de descendance naturelle chez les empereurs, devint un lieu commun de la propagande officielle: Tacite en donna la théorie à propos de l’adoption de Pison par Galba, en 69, et Pline le Jeune y consacra plusieurs pages du texte du Panégyrique de Trajan, qui avait été prononcé en 100.

Trajan

Trajan (98-117) était un soldat au tempérament autoritaire, qui se montra très respectueux du Sénat, mais sans sacrifier une parcelle de son autorité personnelle. Il gouverna en prince absolu, mais pour le bien public, ce qui donnait satisfaction à l’idéologie politique alors dominante (Dion de Pruse). Né en Espagne, à Italica, d’une famille italienne émigrée et «coloniale», il favorisa les provinciaux, sans négliger l’Italie: le système des alimenta (tables de Véléia et de Bénévent) pourvoyait à l’entretien de fils de familles pauvres, grâce au revenu de prêts à faible intérêt offerts aux propriétaires de la Péninsule. On ne sait si l’empereur cherchait d’abord à restaurer l’agriculture, ou plutôt à fournir à l’armée des recrues et des cadres d’origine italienne. Il développa aussi l’administration, introduisit dans les hauts postes de nouveaux chevaliers, des Orientaux notamment, et des Espagnols. Le Sénat se peupla aussi de provinciaux, mais ils durent placer en Italie le tiers au moins de leur fortune foncière. Grand travailleur et scrupuleux, Trajan surveilla de près les gouverneurs de province, fit condamner par le Sénat, agissant en Haute Cour, plusieurs proconsuls cruels ou corrompus, et orienta dans un esprit traditionaliste, parfois même réactionnaire, l’action de Pline le Jeune, envoyé en Bithynie (Lettres de Pline, X). Malheureusement, militaire dans l’âme et avide de gloire, il engagea les forces de l’Empire dans des guerres difficiles. Au vrai, les deux grandes campagnes dirigées (102-107) contre les Daces du roi Décébale, dangereux sous Domitien, eurent pour but d’assurer la sécurité de la frontière du Danube inférieur, jusque-là négligée. Longues et meurtrières, elles aboutirent à la formation, sur la rive barbare du fleuve, de la province nouvelle de Dacie. Les trésors de Décébale et les mines d’or des Carpates enrichirent le Trésor, financèrent les grandes constructions du règne (à Rome, le forum de Trajan, avec ses bibliothèques et la célèbre colonne Trajane et, à Ostie, un nouveau port) et les préparatifs de la guerre contre les Parthes. Depuis Néron (63), le traité de Rhandeia, en Cappadoce, obtenu à la suite des brillantes campagnes de Corbulon, avait donné à Rome la frontière de l’Euphrate et permis l’annexion de plusieurs États tampons (Cappadoce, Pont, Commagène); l’Arménie, longtemps disputée entre les deux puissances, parthe et romaine, reçut un roi arsacide, mais investi par Rome: Tiridate vint à Rome en 67 recevoir de Néron les insignes royaux. En 106, Trajan fit annexer l’Arabie, avec les villes caravanières de Pétra et de Bostra, et plaça Palmyre, plaque tournante des routes du désert syrien, sous l’autorité du légat de Syrie. De l’Euphrate à la mer Rouge, Rome contrôlait le désert qui la séparait des Parthes. En 114, après d’énormes préparatifs, il reprit la route d’Alexandre qui le fascinait, et une brillante campagne conduisit ses armées jusqu’au golfe Persique, dont l’importance commerciale avait peut-être attiré son attention. De vastes territoires annexés formèrent les provinces d’Arménie, de Mésopotamie et d’Assyrie. L’empereur prit le titre de Parthicus maximus en 116. Le Sénat l’avait proclamé, dès 114, le meilleur des princes (Optimus Princeps ). Mais bientôt des révoltes éclatèrent, car les Arabes et surtout les Juifs, nombreux dans les pays conquis, et aussi à Chypre, en Égypte et en Cyrénaïque, détestaient à la fois les Grecs et les Romains. Trajan dut faire une retraite rapide, assortie d’une répression sauvage, mais, en proie à la fatigue et au découragement, il mourut à son retour en Asie Mineure: ses conquêtes furent aussitôt abandonnées; les pertes en hommes et en ressources avaient été très lourdes.

Hadrien

Hadrien, un des parents éloignés de Trajan, lui succéda, et prétendit, avec l’appui de Plotine, veuve de Trajan, avoir été adopté par lui. Le règne commença mal: quatre consulaires, accusés de complot, furent mis à mort. Très différent de son prédécesseur, préférant les arts de la paix à ceux de la guerre, qu’il connaissait du reste fort bien, et les provinces – la Grèce surtout – à l’Italie, l’empereur assura partout une défense vigilante, créa de nombreuses fortifications (en Afrique, en Bretagne) et consacra de longs voyages à des inspections, à des remises en ordre, parfois au tourisme. Il eut à réprimer une révolte en Judée (132-135). Autoritaire, conscient de la multitude de ses dons qui en font la plus riche personnalité du siècle, il gouverne en despote éclairé, parfois en novateur hardi. De nombreux règlements améliorent le fonctionnement de l’administration, de nouveaux bureaux apparaissent et les chevaliers remplacent partout les affranchis, cantonnés dans les postes subalternes. L’Édit perpétuel (131) de Salvius Julianus codifie et met à jour le droit romain, à l’usage des fonctionnaires et des juges. Les colons des domaines impériaux sont protégés (lex manciana ), et aidés par des mesures favorables à la mise en valeur des terres incultes. L’empereur voulait créer une classe solide de petits possessores , aux droits et aux devoirs bien définis, soustraits aux abus des procurateurs et des gérants. Cette forme de colonat se répandit aussi dans les domaines privés et est attestée d’abord en Afrique (lois épigraphiques d’Henchir-Mettich, d’Aïn-el-Djemala). Le Sénat n’aimait guère Hadrien, qui était original et parfois inquiétant et qui lui avait retiré le contrôle de l’Italie pour le confier à quatre consulaires; une opposition se forma quand il eut choisi pour lui succéder un malade, Ceionius Commodus, et des coteries intriguèrent. Il sévit avec cruauté, aigri par une douloureuse hydropisie, désigna finalement Antonin, et mourut en 138, laissant l’Empire plus prospère qu’il ne l’avait trouvé.

Antonin le Pieux et Marc Aurèle

Antonin (138-161) était un grand propriétaire du Latium, très riche, aussi pacifique qu’Hadrien, aussi sédentaire qu’il avait été voyageur, trop lié aux intérêts des latifondiaires italiens et provinciaux pour s’occuper du sort des classes inférieures. Profondément honnête, attaché à tous ses devoirs (ce qui lui valut le surnom de Pius ) comme à ceux qui le servaient (un préfet du prétoire resta vingt ans à son service), il sombrait dans l’immobilisme, mais eut la chance de vivre à l’apogée de l’Empire, à un moment où les problèmes à résoudre ne réclamaient pas de décisions difficiles. Ses successeurs portèrent son nom, qui finit par désigner la dynastie, rétroactivement, depuis Nerva. Il avait dû, sur l’ordre d’Hadrien, qui voyait loin, adopter deux jeunes gens, Marc Aurèle, lui aussi d’une grande famille, qui fut nommé César et doté de la puissance tribunicienne en 147, et Lucius Vérus, fils de Ceionius Commodus. Marc Aurèle devint donc empereur en 161 et par scrupule éleva son frère adoptif à ses côtés. Ils régnèrent ensemble jusqu’en 169, date de la mort de Vérus, mais l’Empire ne fut point partagé et Marc Aurèle eut, de fait, le pouvoir.

Extrêmement instruit, préparé par de longues études à sa tâche, qu’il assuma sans avoir jamais commandé ni gouverné, il fut l’empereur-philosophe, et ses Pensées révèlent une âme noble, tout imprégnée de stoïcisme, peu désireuse de régner, mais prête à accomplir ses devoirs avec courage. Sous son règne apparurent les premiers symptômes de la crise qui devait frapper l’Empire et en transformer les structures, mais il n’avait pas l’imagination assez révolutionnaire pour la conjurer. Après une campagne contre les Parthes, bien menée par Avidius Cassius, sous le commandement nominal de Lucius Vérus, et qui aboutit à l’occupation de l’Osrhoène et de Dura, mais rapporta dans l’Empire une épidémie de peste, Marc Aurèle dut pendant quinze ans soutenir une lutte épuisante contre les Barbares du Danube, Quades, Marcomans et Sarmates lazyges, que les progrès des Goths poussaient sur le limes. Il eût sans doute voulu porter la frontière largement au nord du fleuve, jusqu’à la Bohême et sur les Carpates, mais il en fut empêché par la révolte de l’Orient sous Avidius Cassius (175) et aussi par la ténacité des ennemis. La peste l’emporta, sur le front, en 180.

Commode

Depuis trois ans, reprenant avec son propre fils – pour la première fois depuis le début du siècle – l’expérience faite avec Lucius Vérus, Marc Aurèle s’était associé Commode, qui reçut le titre d’Auguste en 177, lui succéda sans difficulté et conserva quelque temps ses conseillers. Il mit fin à la guerre danubienne, dans des conditions satisfaisantes, et de bons généraux, qui devaient plus tard se disputer l’Empire, assurèrent avec succès la défense des frontières. Mais sa politique intérieure fut désastreuse: bel athlète aux goûts de gladiateur, gâté par le pouvoir et guetté par la démence précoce, il prit plaisir à scandaliser et à terroriser le Sénat et son entourage. Il dut s’appuyer sur des chevaliers (Perennis) et bientôt même sur des affranchis (Cléandre), qu’il abandonna à la fureur du peuple quand le ravitaillement de Rome souffrit des carences du pouvoir. Il eut pourtant le mérite de conserver dans les provinces de bons gouverneurs, de supprimer les dernières fermes d’impôts et d’écouter parfois la plainte des colons opprimés (pétition des colons du saltus Burunitanus ). Craignant pour leur vie, ses proches l’assassinèrent, le 31 décembre 192. La dynastie antonine prenait fin avec le règne du seul empereur désigné par la filiation naturelle, mais laissait, au-delà de Commode, un grand souvenir, que la propagande exploita par la suite.

4. La civilisation: l’équilibre du Haut-Empire

Même si tout ne fut pas parfait sous le Haut-Empire, cette époque apparaît aux chercheurs actuels comme une période d’essor assez général, de stabilité, de bonheur: la vie politique n’a été perturbée que par quelques rares désordres, l’économie jouissait d’une prospérité certaine et les arts comme les lettres ont connu un développement général. C’est vers la fin du IIe siècle et le début du IIIe que cette civilisation se présenta sous sa forme la plus achevée.

Le goût de l’ordre: les institutions

Cette heureuse situation se retrouve dans tous les domaines, et en particulier dans celui des institutions. L’âme romaine, tout imprégnée de droit, a mis en place des cadres complexes pour régler la vie des hommes.

Le pouvoir impérial

L’organisation de l’État a été réglée de telle manière qu’il convient de commencer par le sommet. En effet, le pouvoir impérial se présente sous la forme d’une monarchie absolue, et le régime reçut cette caractéristique dès sa naissance, c’est-à-dire dès l’époque d’Auguste. Personne n’admet plus, de nos jours, la théorie élaborée jadis par T. Mommsen, qui croyait en une «dyarchie», système dans lequel le prince et le Sénat se seraient trouvés à égalité. La primauté de l’empereur repose sur deux éléments, et d’abord sur les institutions elles-mêmes, aspect que T. Mommsen avait mal appréhendé, mais qu’il aurait pu saisir pourtant. En effet, les inscriptions et les monnaies montrent, à travers les titulatures dont Auguste et ses successeurs se paraient, la conception qu’ils se faisaient de leur autorité. Ils reprenaient, dans l’ensemble, la tradition républicaine qu’ils feignaient de respecter. S’ils innovaient, ce n’était que sur un point, mais un point de grande importance: ils accumulaient des pouvoirs dont chacun n’avait rien d’extraordinaire mais qui, ajoutés les uns aux autres, représentaient une somme considérable de puissance et leur conféraient la prééminence sur tous. Celle-ci s’exerce pour l’essentiel dans trois domaines, et d’abord dans celui de la politique. En effet, l’empereur possède à la fois l’imperium , de nature civile et militaire, et la potestas , plus administrative. Depuis Auguste, en 23 avant J.-C., il renouvelle chaque année sa puissance tribunicienne: ne pouvant être tribun de la plèbe, car par définition il n’est pas plébéien mais patricien, il emprunte à ce magistrat précisément sa potestas , ce qui lui confère une inviolabilité sacro-sainte (tout acte de violence dirigé contre sa personne devient un sacrilège) et le droit de veto (il peut annuler n’importe quelle décision d’un autre magistrat). Il lui arrive de revêtir le consulat: dans ce cas, il s’agit surtout d’un honneur vide de pouvoir effectif, ou d’un hommage adressé aux autres membres du Sénat (le prince affecte alors de n’être qu’un des leurs). Mais la réalité monarchique, écrit-on souvent encore, n’a jamais pu être pleinement affirmée: le régime n’aurait pas su régler le problème de la succession. En fait, l’association ou l’adoption, ou ces deux pratiques à la fois, ont toujours désigné avec clarté l’héritier voulu. Et ce n’est pas tout: le pouvoir impérial est aussi militaire. Le nom même d’empereur (imperator ) signifie «général en chef victorieux»: commandant effectif des armées à l’occasion, le souverain assure en permanence par son charisme propre le succès de ses troupes. Après 19 avant J.-C., Auguste s’attribue ainsi les exploits de ses officiers, et célèbre pour lui-même les triomphes que d’autres eussent mérités! Le prince énumère également les acclamations impératoriennes que font entendre les soldats les soirs de victoires: imperator par définition, il devient en plus imperator I (une fois), II , etc., et il reçoit un ou des noms indiquant les peuples vaincus... ou réputés tels pour les besoins de la propagande (il sera «germanique», «parthique», ...). Politique et militaire, le pouvoir impérial est enfin, et peut-être surtout serait-on tenté de dire, religieux. Le prince est responsable des cultes officiels, «souverain pontife». À cette autorité précise et concrète il ajoute des charges plus ou moins bien définies. Ainsi, le titre d’Auguste évoque un charisme vague: le mot appartient à la même famille que aug-ur et aug-eo («aug-menter»). Père de la patrie, il garantit la vie matérielle des citoyens qui, en retour, lui doivent obéissance. Bien entendu, les dieux le protègent d’autant plus que, lointain rejeton de César et d’Auguste, il a une ascendance divine. Il peut même être fils de divus , empereur divinisé après sa mort. Tous ces caractères sacrés se concrétisaient dans la pratique du culte impérial: on honorait le Numen du prince (sa «volonté agissante»), son Génie («principe individuel divin»), ou simplement sa personne. Cette religion renforçait la position de celui qu’elle visait, même si personnellement il n’y croyait guère (Vespasien, se voyant mourir et sachant qu’il allait être divinisé, eut le courage de plaisanter une dernière fois; comme on lui demandait comment il allait: «Je sens, dit-il, que je deviens un dieu»).

L’énumération des pouvoirs institutionnels qui sont cités dans les titulatures aurait dû suffire à faire comprendre que le régime était une monarchie. Mais les recherches effectuées depuis l’époque de T. Mommsen ont ajouté d’autres arguments à cette théorie. C’est tout d’abord un aspect politique qui a été mis en valeur. Par un paradoxe, l’empereur, qui abolit les «partis», est en même temps chef de «parti»: César s’était placé sans ambiguïté à la tête des «populaires», et Auguste avait revendiqué cet héritage, d’autant plus qu’il sortait de la guerre civile en vainqueur. Et même si certains souverains ont su prendre leurs distances par rapport à la plèbe, celle-ci reconnaissait spontanément l’empereur comme son chef naturel. De plus, le prince manifeste en permanence son autorité et ses choix à travers une propagande intense; cette pratique, qui puise ses origines à la fin de l’époque républicaine, a atteint son niveau de perfection dès le temps d’Auguste qui, par Mécène interposé, sut mettre à son service des écrivains comme Horace et Virgile, et utilisa habilement une iconographie qui devint officielle (sculptures, comme les reliefs de l’autel de la Paix, par exemple, monnaies, etc.). Le rôle de chef de «parti» et cette volonté simultanée et contradictoire d’abolir les «partis» impliquaient l’appui de larges couches de la société. L’empereur se présente d’abord en patron de tous les habitants de l’Empire, qui deviennent donc ses clients; ainsi s’établit un lien qui impose à l’un et aux autres un devoir de soutien réciproque. Mais, dans la société née de la guerre civile, certains groupes se trouvent plus proches du prince, tels les plébéiens qui fournissent l’essentiel du «parti populaire», tels aussi les soldats, par essence dévoués à leur chef. Les notables, maîtres des cités d’Italie et des provinces, appuient également sans restrictions le régime, car il leur assure la paix. Enfin les chevaliers et les sénateurs sont mis au service de l’État et encadrent l’administration et l’armée. Comment d’ailleurs ne pas évoquer à leur propos la célèbre Révolution romaine de sir Ronald Syme? Le savant britannique constatait que, sur les débris de l’aristocratie traditionnelle décimée par la guerre civile, était née une nouvelle noblesse, une noblesse d’Empire par nature plus proche du nouveau régime. Ajoutons encore que la «paix romaine» donnait satisfaction à tout le monde en assurant la prospérité.

Toutefois, monarchie absolue ne signifie pas tyrannie, et le pouvoir impérial ne s’exerce pas sans limites: il doit composer avec des forces diverses, et s’appuyer sur les unes pour s’opposer aux autres; il existe donc dans l’Empire une vraie vie politique, certes différente de celle qui anime les États du XXe siècle, mais néanmoins bien réelle. À Rome, le «centre du pouvoir», il faut d’abord compter avec le Sénat: les membres de cette assemblée possèdent d’immenses richesses réparties à travers le monde romain et, comme on l’a dit, ils contrôlent la haute administration et l’armée; de plus, ils représentent la façade républicaine chère à tous les cœurs. L’empereur ne peut donc pas se passer d’eux. Et en leur sein s’agite parfois un noyau d’opposants, stoïciens le plus souvent, qui n’ont pas la capacité de renverser le monarque ou de l’empêcher d’agir, mais qui ont la possibilité de le gêner. On pense ici par exemple aux comploteurs de 65 qui, autour de Pison, menacèrent Néron. Toujours dans la Ville, le peuple romain peut, par des manifestations de rues notamment, comme en 68-69, entraver l’action du prince, voire le contraindre au suicide; d’où la nécessité de fournir à cette plèbe «du pain et des jeux». Les prétoriens également se sentent des droits, ou les prennent sans vergogne; en 193, on les a vu mettre le pouvoir à l’encan. Mais l’Italie et les provinces, en raison de la diffusion de la citoyenneté, pensent avoir aussi leur mot à dire. Et Tacite explique ce qu’est le «secret de l’Empire»: il est désormais possible qu’un empereur soit désigné hors de Rome, surtout si les légions décident d’intervenir comme elles le firent en 68-69 et à nouveau en 193-197. Face à ces forces socio-politiques, l’empereur a le choix entre deux attitudes. Soit il accepte les limites qu’elles imposent à son autorité, et en particulier il respecte le Sénat; dans ce cas, il est qualifié de «prince» (princeps ), comme l’ont été notamment Auguste et Trajan, et il a droit à l’étiquette de «bon empereur» dans les écrits inspirés par la tradition aristocratique (Tacite ou l’Histoire Auguste , entre autres). Soit il veut gouverner en autocrate, mais alors il lui faut s’appuyer sur les prétoriens, éventuellement sur la plèbe, pour agir contre le Sénat. Il se fait alors appeler «maître» (dominus ), et est aux yeux des nobles un «mauvais empereur»; entrent dans cette catégorie au premier chef Caligula, Néron, Domitien et Commode.

Les institutions centrales

L’instauration d’une monarchie absolue s’accompagne de progrès dans l’organisation de l’État romain, qui se dote d’institutions centrales nouvelles, analogues à nos modernes ministères. Très vite, le second rôle est dévolu au préfet du prétoire: à l’origine simple chef de la garde impériale, ce personnage de rang équestre étend son domaine d’activité à tout ce qui est militaire, puis il se voit confier une juridiction étendue et, en cas d’empêchement, il remplace le prince, devenant ainsi en quelque sorte à la fois «Premier ministre» et «ministre de la Guerre». Cette autorité parut très vite excessive, surtout après le complot organisé par Séjan contre Tibère en 31. Pour la limiter, on prit l’habitude de nommer simultanément plusieurs fonctionnaires de ce rang. Mais cette mesure se révéla insuffisante, surtout après 238. La «crise du IIIe siècle» fut aussi une crise institutionnelle et politique. On vit le même scénario se dérouler à plusieurs reprises: le préfet du prétoire assassinait l’empereur, prenait sa place et se choisissait un second, qui, à son tour, le faisait mettre à mort pour usurper son pouvoir. En temps normal, l’État utilisait d’autres chevaliers qui, avec le titre de procurateurs, dirigeaient depuis Rome d’importants services; ceux-ci constituent ce qu’on appelle parfois la «chancellerie impériale» (au début du principat, notamment sous Claude, ces postes furent occupés par des affranchis de l’empereur, dont les plus connus étaient Narcisse, Pallas, Calliste et Polybe). Le responsable des finances, le procurateur «aux comptes» (a rationibus ), joue un rôle très important, comme de juste. Il existe six autres grandes procuratèles. Le service de la correspondance (ab epistulis ) est scindé en deux: le courrier adressé à Rome est normalement rédigé en latin et il est reçu par l’ab epistulis latinis ; mais il est possible d’écrire en grec, et des fonctionnaires attachés à l’ab epistulis graecis reçoivent les textes rédigés dans cet idiome et les traduisent avant de faire subir le même traitement aux réponses qui devront être expédiées dans les provinces. L’existence de ces deux services montre que l’Empire était officiellement bilingue (à l’exception de l’armée, où ne pouvait être employée que la langue des vainqueurs). Fonctionnent également plusieurs départements destinés à faciliter les décisions du pouvoir impérial. Le procurateur chargé des requêtes (a libellis ) examine les demandes des habitants de l’Empire; celui qui a la responsabilité des enquêtes (a cognitionibus ) étudie les causes qui sont soumises au prince; un autre, l’a studiis , était peut-être chargé de rassembler la documentation à consulter avant toute prise de décision; enfin l’a memoria , dont l’office fut le dernier créé, dirige sans doute les archives de l’État.

Ces conseillers ne sont cependant pas les seuls que l’empereur écoute. Tout comme les magistrats de la République, le monarque s’entoure d’amis et de personnes compétentes en qui il a toute confiance, et qui constituent, quand ils sont réunis, le «conseil du prince» (consilium principis ). Au début, cette assemblée n’avait ni forme fixe ni calendrier établi: elle était convoquée en cas de besoin, et on n’y appelait que les responsables concernés par les affaires en cours. C’est Hadrien qui lui attribua une structure plus officielle en définissant sa composition (il y fit entrer des spécialistes du droit); Septime Sévère lui assura un caractère permanent. Elle acquit ainsi un plus grand poids dans la vie de l’Empire.

Tous ces organes de gouvernement, même s’ils n’ont été mis en place que petit à petit, laissent bien une impression d’harmonie, de perfection au moins relative. On ressent le même sentiment quand on examine les finances publiques. Mais ici l’équilibre paraît fragile car, si les dépenses paraissent incompressibles, les recettes dépendent à l’évidence de la santé de l’économie. Par conséquent, toute crise, qu’elle soit causée par la conjoncture ou par une agression extérieure, est irrattrapable. On l’a bien vu au cours du IIIe siècle: le pouvoir ne dispose d’aucune marge de manœuvre. Le budget, au chapitre des dépenses, comporte donc d’abord plusieurs rubriques qui reviennent de manière régulière: l’armée, en premier lieu, représente en salaires l’essentiel de ce que débourse l’État; à ce montant il faut ensuite ajouter les frais qu’entraînent le fonctionnement de l’administration et la vie de la cour mais, et toutes les études récentes s’accordent là-dessus, ces dépenses représentent peu de chose si on les compare au total des soldes versées aux militaires. À ces sorties régulières il faut en ajouter d’autres, qui se caractérisent par leur aspect exceptionnel: en cas de catastrophe naturelle, tremblement de terre par exemple, l’État vient en aide aux victimes, intervention qui paraît normale à tous; en outre, le prince dépense tout ce qu’il peut – et même parfois ce qu’il ne possède pas – pour manifester son évergétisme, sa générosité, afin de gagner les cœurs des habitants de l’Empire en leur offrant des spectacles ou des monuments. L’autre aspect du budget est aussi bien connu. Les recettes sont constituées au premier chef par l’impôt, direct et indirect (les deux existaient déjà). Dans la première catégorie entrent la capitation, versée par tout homme qui ne possède pas la citoyenneté romaine, et le tribut qui pèse sur le sol non italien. De plus, des taxes complètent cet arsenal de revenus: il s’agit du vingtième des héritages (5 p. 100 donc), du centième des ventes (soit 1 p. 100) et de divers droits de douane ou péages (portorium ). À cela s’ajoutent des rentrées irrégulières et fort diverses, au premier rang desquelles figurent les revenus des biens impériaux, domaines ou mines notamment: le souverain est en effet l’homme le plus riche de l’Empire. Il peut d’ailleurs au besoin arrondir sa fortune par des confiscations; ainsi Néron s’empara des propriétés de quelques personnes qui auraient possédé une bonne partie du sol de l’Afrique. Il faut aussi évoquer une habitude qui s’est prise assez tôt: pour limiter les convoitises officielles en les canalisant, les possédants les plus aisés inscrivaient sur leur testament le nom de l’empereur, qui devenait ainsi garant de l’exécution des volontés du défunt; on pouvait penser qu’en lui donnant un peu on lui évitait la tentation de prendre beaucoup. Il reste enfin à mentionner une source de profits que tous les gouvernants de tous les temps connaissent, à savoir l’inflation; mais les empereurs, ignorant les mécanismes de l’économie, à l’instar d’ailleurs de tous leurs contemporains, y avaient recours sous une forme rudimentaire, à travers les manipulations monétaires: soit ils remplaçaient les pièces en circulation par d’autres qui étaient plus légères, soit ils diminuaient le pourcentage de métal précieux qu’elles contenaient, ils en faisaient baisser le titre, soit encore ils additionnaient les avantages de ces deux techniques. Nous reviendrons sur ces pratiques dans le paragraphe consacré à l’économie de l’Empire. Ces masses d’argent sont maniées par plusieurs services. Au début du principat, on pratiquait l’affermage: des compagnies et groupes de publicains remettaient le montant des impôts à l’État puis se remboursaient sur les particuliers. Mais la perception directe n’a cessé de s’étendre au profit de quatre administrations: le Trésor militaire payait les primes de démobilisation des vétérans, le Trésor de Saturne centralisait les revenus des provinces sénatoriales, celles qui relevaient de l’empereur alimentant le fisc, cependant que les recettes fournies par les biens privés du prince allaient au patrimoine.

Si les affaires financières laissent une impression de fragilité, d’équilibre instable, il n’en va pas de même avec l’exercice de la justice: le génie romain ne s’exprime jamais aussi bien qu’à travers le droit, et le Haut-Empire a laissé quelques noms de grands juristes, notamment Salvius Julianus, Gaius, Papinien, Ulpien et Paul. On voit ici s’exprimer à la fois la nature politique du nouveau régime et la diversité géographique du monde ancien. En effet, les textes législatifs, qui peuvent émaner de multiples autorités en théorie, viennent pour l’essentiel du prince en pratique. Les comices, en principe, votent des lois; mais ils ne se réunissent guère, et la dernière attestation de cet organe date de 97. L’assemblée aristocratique, elle, s’exprime par des sénatus-consultes, simples avis dans leur forme, mais dont l’application s’impose concrètement; en fait, en général, les pères conscrits attendaient prudemment que le souverain les interroge pour dire ce qu’ils pensaient. De la sorte, ce sont les constitutions impériales qui représentent le principal instrument législatif; elles se divisent en quatre catégories principales: les édits sont applicables à l’ensemble du monde romain, les rescrits sont des réponses particulières (par exemple de Trajan à Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie), les mandats étant des ordres donnés à des fonctionnaires et les décrets des décisions en matière judiciaire concernant des communautés provinciales. Enfin la jurisprudence joue un rôle croissant. Le développement de la réflexion et les progrès de la philosophie entraînent deux conséquences: d’une part, se manifeste une volonté de rationalisation, d’autre part, en particulier sous l’influence du stoïcisme, se diffusent des sentiments plus humains, notamment à l’égard des esclaves. Mais ce n’est pas tout: les pérégrins, peuples ou nations, peuvent souhaiter conserver leurs coutumes, par exemple pour les mariages, les héritages, etc., et l’Empire admet et respecte ces autonomies qui se traduisent par l’existence d’une multitude de droits locaux. Cependant, l’influence de Rome se fait sentir également dans ce domaine, et on constate qu’une certaine uniformisation découle de cette tendance unificatrice. Dans la pratique, la justice est d’abord rendue par les magistrats municipaux, en particulier par les «duumvirs chargés de dire le droit», dont le titre explique bien la fonction. Pour les affaires plus importantes, par exemple en matière criminelle, c’est le gouverneur de la province qui est sollicité (on verra par exemple l’Apologie d’Apulée, accusé de magie). Les citoyens romains peuvent, s’ils le désirent, faire appel devant le Sénat, ce qui est rare, ou devant l’empereur (c’est ainsi que saint Paul obtint d’être jugé à Rome, en raison de son statut juridique). En règle générale, un procès se déroule en deux temps, d’abord devant le magistrat qui «dit le droit», fonction du duumvir et du préteur notamment, puis devant le juge qui prononce la sentence.

L’administration territoriale

La justice est donc largement rendue au niveau local: c’est le goût des Romains et la médiocrité des moyens de communication qui imposent une décentralisation qui se retrouve évidemment dans le domaine de l’administration territoriale. La ville de Rome, «capitale» du monde, a conservé ses institutions traditionnelles. On ne peut certes pas dire, pour les raisons déjà exposées, que les comices y jouent un grand rôle. Mais le Sénat sert toujours de conseil municipal, et les magistrats existent encore: les questeurs ont des responsabilités financières, les édiles s’occupent des marchés et des bâtiments, tandis que les préteurs «disent le droit» et que les consuls sont réduits à une prééminence surtout honorifique. Cependant des fonctionnaires impériaux viennent en double et rognent les prérogatives de tous ces personnages. Quatre jeunes aristocrates entretiennent les rues dans le cadre de leur vigintivirat; des curateurs s’occupent des eaux, des bâtiments, etc.; le préfet de l’annone supervise l’approvisionnement en blé, celui des vigiles commande les pompiers et le préfet de la Ville sert en quelque sorte de maire. L’Italie, elle, est pour l’essentiel abandonnée aux institutions des cités qui la constituent. Au-dessus, exerçant un lâche contrôle, se trouvaient les magistrats et le Sénat de Rome. Hadrien crut devoir confier la péninsule, pour une mission que nous connaissons mal (justice?), à quatre consulaires. L’impopularité de cette mesure fit qu’Antonin le Pieux supprima cette fonction. Mais son utilité poussa Marc Aurèle à la rétablir, en la pourvoyant avec des personnages de moindre rang, d’anciens préteurs appelés iuridici . Le reste de l’Empire était organisé en provinces, territoires qui, en 27 avant J.-C., avaient été partagés entre l’empereur et le Sénat. Les provinces sénatoriales, riches et pacifiées, étaient confiées à des proconsuls, désignés par la haute assemblée et responsables devant elle seulement, assistés chacun par un questeur, autre magistrat, pour les finances; c’était le cas de l’Asie et de l’Afrique, de la Narbonnaise, de la Bétique et de l’Achaïe notamment. Les gouverneurs des provinces impériales, en général plus exposées aux Barbares, n’avaient de comptes à rendre qu’au souverain. On distinguait ici plusieurs occurrences. Pour les territoires étendus, surtout s’ils étaient situés aux frontières de l’Empire, le prince faisait appel à des légats impériaux propréteurs pris dans l’aristocratie (Bretagne, Germanies, Gaule Lyonnaise, Numidie, etc.); les régions pauvres ou isolées étaient remises à des procurateurs équestres (Maurétanies, Alpes, par exemple). L’Égypte, elle, a toujours constitué une exception: considérée comme un immense domaine impérial, du moins à l’origine, elle n’était administrée que par des chevaliers, à la tête desquels se trouvait le préfet d’Égypte que secondaient, entre autres, l’idiologue (finances) et le iuridicus (justice). Dans tous les cas, une multitude de procurateurs veillait aux intérêts du prince.

L’immense Empire romain, comme tous les États de l’Antiquité, était constitué par un nombre élevé de cités, minuscules cellules de ce grand corps. Ce mot désigne une ville et le terroir qui en dépend. Chacune bruissait d’une vie municipale intense, un des centres d’intérêt privilégiés des historiens actuels. Les institutions copient en règle générale le modèle romain, lui-même proche des structures grecques, avec deux assemblées, une large (populus , dèmos ) et une étroite (décurions, boulè ), et des magistrats (questeurs pour les finances, édiles pour la police, et duumvirs pour le droit en Occident, stratèges, archontes..., en Orient). Cette organisation, pour étendue qu’elle soit, souffre des exceptions. En fait, les communautés vivant dans l’Empire sont soumises à une étonnante hiérarchie. Les semi-nomades, peuples et nations, ignorent le genre de vie urbain, et donc la municipalisation, tout comme les bourgs qui ont atteint un stade pré-urbain et sont appelés pagi , castella , fora . Les vraies villes peuvent être de droit pérégrin (tous les habitants sont étrangers), latin (seuls les notables ont la citoyenneté) ou romain (riches et pauvres sont en théorie les égaux des habitants de l’Urbs ). Chaque année, des notables présentent leur candidature aux diverses magistratures; s’ensuivent des campagnes électorales acharnées au cours desquelles ils se posent en évergètes, en bienfaiteurs, en faisant de multiples promesses. De nombreux graffiti, trouvés à Pompéi, montrent l’ardeur des passions, et font connaître des comités de soutien au nombre desquels on relèvera par exemple les foulons, les bijoutiers... et les alcooliques nocturnes! L’État laisse aux cités une assez large autonomie, mais il les surveille de loin, et la moindre crise financière provoque la nomination d’un curateur (contrôleur).

Ainsi la vie des habitants de l’Empire était encadrée par de multiples institutions, les principaux personnages étant l’empereur, le gouverneur et les magistrats municipaux. Mais si Rome excellait dans le domaine du droit, elle brillait aussi dans celui des armes.

Le génie de la guerre: l’armée

L’armée romaine a atteint un point de perfection exceptionnel: peu d’États, dans le passé de l’humanité, peuvent se vanter d’avoir disposé d’un instrument aussi efficace et aussi redoutable. Cet organe acquit assez d’importance pour jouer un rôle essentiel dans l’histoire de l’Empire, et son influence se manifesta également dans la vie matérielle et dans la vie spirituelle. Ce génie particulier ne manqua pas d’attirer l’attention des historiens qui lui ont consacré une abondante bibliographie.

Les types d’unités

L’état d’élaboration assez poussée de cette armée se marque d’abord dans son organisation, tant du point de vue des types d’unités que de celui de la spécialisation des hommes. Ici aussi, comme souvent, il faut partir de l’organisation augustéenne. Le fondateur de l’Empire installa les troupes pour l’essentiel aux frontières, mais il ne négligea ni la sécurité de Rome ni, contrairement à ce qui a été souvent écrit, la marine. Pour protéger la «capitale», mais aussi pour la surveiller, et pour disposer d’une réserve de qualité, il y installa un peu plus de vingt mille hommes, répartis pour la majeure partie d’entre eux en trois corps. La garde impériale compta neuf cohortes, appelées prétoriennes, de cinq cents fantassins chacune (par la suite, leur nombre varia et les effectifs furent portés à mille soldats par unité). La garde de la Ville, du Sénat, fut confiée aux trois cohortes urbaines, chacune comptant également cinq cents hommes à pied. Enfin sept cohortes de vigiles, pour un effectif total de sept mille hommes, chacune surveillant deux des quatorze régions de Rome, reçurent la double mission d’assurer la police nocturne et de faire office de pompiers. Aux trois grandes troupes qui viennent d’être énumérées il convient d’ajouter diverses petites unités: les gardes du corps germains au début de l’Empire et les equites singulares qui remplirent la même fonction à partir de Trajan, des marins pour tendre les toiles protégeant les lieux de spectacles, les primipilares (état-major), les pérégrins (police secrète), etc.

Mais c’est l’armée des frontières, forte de deux cent cinquante à trois cent mille combattants, qui supportait le poids de la guerre. Elle était constituée pour moitié, approximativement, par une trentaine de légions. Chacune de ces unités d’infanterie d’élite comptait environ cinq mille hommes organisés en dix cohortes de six centuries, sauf la première cohorte qui ne comptait que cinq centuries, mais était à effectifs doubles; deux centuries constituaient un manipule. C’est sur ces soldats que reposaient la défense de l’Empire, et aussi ses capacités offensives. Ils en représentaient la principale force de choc, mais pas la seule. En effet, Rome utilisait, en nombre à peu près égal, des troupes de moindre valeur appelées «auxiliaires». On distinguait des cohortes, les unes de cinq cents hommes (quingénaires), les autres de mille (milliaires), composées uniquement de fantassins ou comprenant quelques cavaliers (cohortes equitatae ). Plus prestigieuses, les ailes représentaient l’essentiel des forces de cavalerie aux ordres du prince; elles aussi pouvaient être quingénaires ou milliaires. Ces corps avaient été créés pour permettre aux peuples barbares qui vivaient dans l’Empire ou à proximité de le servir. On avait ainsi créé des ailes et cohortes de Bretons, de Germains, de Gaulois, de Parthes, etc. Mais l’attrait des salaires fit que beaucoup de citoyens romains se portèrent volontaires. De la sorte, au début du IIe siècle sans doute, il fallut créer un nouveau type d’unités pour utiliser les compétences particulières de certaines nations: ce furent les numeri , qui fournirent notamment des archers et toutes sortes de combattants montés, utilisant des chevaux et même des dromadaires (Palmyréniens, Héméséniens, etc.); leurs effectifs, apparemment très variables, semblent avoir été en général moins importants que ceux des ailes et cohortes.

Enfin, Rome disposait d’une marine, dont on a mis en doute l’utilité, toutes les rives de la Méditerranée appartenant à l’Empire. En réalité, l’état-major devait tout prévoir, même l’hypothétique offensive sur mer d’une autre puissance, encore inconnue, et surtout il lui fallait rendre impossible toute renaissance de la piraterie. De plus, les navires assuraient la logistique de l’armée de terre, transportant hommes et approvisionnements. Les marins devaient protéger le littoral et effectuer des missions diverses, se chargeant par exemple des voyages officiels. Ils disposaient à cette fin de bateaux qui, par leur tonnage, leur armement et leur solidité, étaient bien supérieurs à ce qui a été souvent écrit. Tout au long du principat se mit en place un réseau de ports destinés à abriter les diverses flottes et leurs détachements. Le dispositif adopté privilégiait l’Italie. Les deux principales escadres, appelées «prétoriennes» à partir de l’époque des Flaviens, étaient basées l’une à Misène (pour la Méditerranée occidentale) et l’autre à Ravenne (pour l’Orient). Et les provinces n’étaient pas négligées: on vit se constituer les flottes de Bretagne (mer du Nord), de Germanie (Rhin), de Pannonie et de Mésie (Danube), du Pont (mer Noire), de Syrie et d’Alexandrie. Au total, l’Empire employait quelque quarante mille marins.

Si on additionne les effectifs de la garnison de Rome et de l’armée des frontières à ceux des hommes embarqués, on arrive à un total d’environ trois cent mille combattants: c’était peu pour l’étendue à défendre, beaucoup pour les finances de l’Empire.

Les personnels

Ces personnels étaient strictement hiérarchisés, comme il convient dans une armée.

Les officiers appartenaient à l’ordre sénatorial ou à l’ordre équestre. Au sommet se trouvait l’empereur qui pouvait, quand il le jugeait bon, prendre en personne le commandement des troupes, comme firent, par exemple, Trajan et Marc Aurèle. Les cadres supérieurs étaient fournis par le Sénat. Une armée provinciale qui regroupait plusieurs légions et leurs auxiliaires avait à sa tête un «légat impérial propréteur d’armée» (Syrie, par exemple), ancien consul, qui avait sous ses ordres directs des «légats impériaux propréteurs de légion», eux-mêmes anciens préteurs, souvent honorés du consulat pendant leur année de charge (dans ce cas, légats des IVe légion Scythique et IIIe légion Gallica ). Pour rester dans l’armée des frontières, relevons qu’une légion était en outre encadrée par un tribun laticlave, jeune homme se préparant à suivre la carrière des honneurs, puis par un préfet de camp et par cinq tribuns angusticlaves, tous de rang équestre. Les unités auxiliaires, ailes et cohortes, étaient commandées par des chevaliers qui portaient le titre de préfet quand ils commandaient cinq cents soldats, de tribun dans le cas où les effectifs atteignaient les mille hommes. Des titres divers correspondaient à des commandements exceptionnels: prolégat, duc, praepositus , etc.

La garnison de Rome dans son ensemble relevait du préfet du prétoire, un chevalier de très haut rang, tout comme le préfet des vigiles, dont l’autorité était limitée à ses hommes, et à la différence du préfet de la Ville, le chef des urbaniciani , qui appartenait, lui, au Sénat. Chaque cohorte avait à sa tête un tribun équestre qui exerçait une charge recherchée: elle rapprochait de l’empereur et des plus hautes autorités de l’État, et elle permettait de goûter aux plaisirs de la Ville.

En revanche, dans la marine, point de sénateurs: les deux flottes italiennes relevaient de deux préfets fort avancés l’un et l’autre dans la carrière équestre; on se rappelle que Pline l’Ancien faisait fonction d’amiral à Misène, quand il mourut pour avoir trop voulu s’approcher du Vésuve en éruption.

Les officiers, contrairement à une opinion assez répandue, exerçaient leurs fonctions avec sérieux et compétence. Reconnaître leur valeur n’est en rien diminuer celle du corps des sous-officiers. Entre ces derniers, il n’existe guère de différence: la cavalerie obéit à des décurions, sauf celle des légions qui, comme l’ensemble des fantassins, est subordonnée à des centurions.

Parmi les simples soldats, en revanche, régnait une grande diversité. Remarquons tout d’abord qu’existe entre eux une hiérarchie fondée d’abord sur l’obligation d’effectuer des corvées, ou sur la dispense de ces mêmes tâches. Parmi ceux qui y échappent, on distingue un deuxième élément de classement, le salaire: les hommes peuvent ne toucher qu’une unité de solde, ou en recevoir une et demi, ou deux, voire trois. Mais le plus étonnant se trouve ailleurs: un certain nombre d’entre eux, peut-être plusieurs centaines sur les cinq mille hommes que compte une légion, possèdent une qualification particulière qui leur vaut sans doute, au moins dans la majorité des cas, de ne pas être soumis aux charges qui pèsent sur leurs collègues sans titres. Elle leur assure aussi une dignité particulière, une préséance sur les autres. Et on en trouve dans tous les types d’unités. Ces activités, trop nombreuses pour être toutes présentées ici, entrent dans deux grandes catégories. Nous distinguerons d’abord des charges proprement militaires. Ainsi, dans une unité de fantassins comme la légion, on trouve quelques cavaliers et des artilleurs: ces trois armes y sont donc représentées. Un problème délicat est posé par la transmission des ordres au combat. Le commandement peut utiliser des signaux optiques: l’aigle de la légion et les signa des manipules, par leurs mouvements, donnent des indications; des signaux sonores sont également émis par des musiciens, joueurs de trompette, de cor ou de buccin. La sécurité des officiers et du camp notamment est assurée par des escortes et des gardiens divers, des sentinelles. Enfin, l’exercice était confié à plusieurs responsables, maîtres d’armes, de cavalerie... En second lieu, un certain nombre d’hommes étaient affectés à ce que nous appellerions les services. Les uns, travaillant à l’édification et à l’entretien du camp, ou dans l’atelier, ou encore construisant ponts et routes, représentaient l’équivalent de notre génie. D’autres se chargeaient de l’approvisionnement, soit en temps de paix et en pays ami, soit chez l’ennemi. D’autres encore constituaient le service de santé, médecins, pharmaciens, secrétaires médicaux et vétérinaires. Il fallait aussi – comment s’en étonner à Rome? – honorer les dieux et leur demander leurs avis: l’haruspice, le sacrificateur, par exemple, s’en chargeaient. De plus, une certaine tendance à la bureaucratie se fit jour, et on recruta des spécialistes des écritures et des comptes; il y eut même des sténographes qui devaient prendre en notes les discours des officiers. Enfin, justice et police militaires furent confiées à des gradés particuliers.

Cette technicité imposait de choisir avec soin les candidats. Avec la question du recrutement, on aborde une page d’histoire sociale. Les centurions et les décurions venaient parfois de l’ordre équestre, ou de familles de notables ou encore sortaient du rang. Les soldats de la garnison de Rome étaient pris dans la Ville elle-même, ou en Italie, ou dans des colonies, sauf les vigiles qui pouvaient être issus de milieux plus humbles. Pour entrer dans les légions, il fallait la citoyenneté romaine, statut que l’on donnait aux auxiliaires pérégrins et aux marins vers la fin de leur service, quand ils ne l’avaient pas bien sûr. Des attestations, les «diplômes», prouvaient cette promotion. Au début de l’Empire, les légionnaires étaient envoyés dans des garnisons situées loin de leurs patries; au cours du IIe siècle, on prit peu à peu l’habitude de les recruter dans la province de garnison et, dès l’époque des Sévères, beaucoup de fils de soldats reprenaient la profession de leur père (on les appelait castris , «nés au camp»). Les auxiliaires furent choisis à l’origine dans des peuples barbares, puis très vite dans la province de garnison, et ils se rapprochèrent ainsi des légionnaires tout au long du IIe siècle.

Les activités

Le recrutement représentait une tâche importante: il fallait trouver non pas des hommes mais des hommes capables. Car le métier militaire n’allait pas sans de multiples exigences. Les activités comprenaient d’abord la pratique de l’exercice, beaucoup plus important qu’on ne pourrait le penser. L’empereur lui-même et tous les officiers devaient s’y adonner sous peine de perdre leur qualité: ainsi Tibère voulant rassurer Auguste, lui montrer qu’il n’envisageait pas de le renverser, cessa ostensiblement de s’entraîner. En 128, Hadrien se rendit en Afrique uniquement pour contrôler le niveau de préparation des hommes. Des dieux particuliers (dii campestres ) protégeaient les soldats pendant cette activité. Il fallait d’abord renforcer le corps, but qui était atteint par la pratique du sport, course, saut, lancer, natation, et aussi marche, parfois en tenue et avec le paquetage. Puis on apprenait le maniement des armes (ou on répétait): escrime, lancer du javelot et usage de la fronde et de l’arc. Enfin, il fallait savoir manœuvrer en unités constituées, d’où de multiples séances. L’exercice se pratiquait, suivant les besoins, en pleine nature ou dans un terrain spécialement aménagé (campus ) ou dans une salle fermée (basilique).

Mais la raison d’être du militaire demeure le combat. La tactique de l’armée romaine, assez rudimentaire, n’était pas sans efficacité. Il fallait d’abord choisir un ordre de marche: en principe, on mettait les bagages au centre et de la cavalerie en tête. La progression pouvait imposer d’importants travaux: parfois, il fallait tracer des routes, édifier des ponts; tous les soirs, on construisait un camp qu’on détruisait le lendemain matin. Quand on arrivait au contact avec l’ennemi, deux occurrences pouvaient se présenter: l’engagement en rase campagne ou le siège. Dans le premier cas, on choisissait un ordre de bataille plus ou moins étalé suivant l’espace disponible, et articulé de manière courante en trois éléments: aile gauche, centre et aile droite. Il fallait éviter de se faire déborder; on cherchait au contraire le point faible de l’ennemi, puis on essayait de disloquer son dispositif ou de l’envelopper. Une fois le succès obtenu, il ne restait qu’à poursuivre les fuyards, piller les bagages des vaincus et enterrer les morts. Pour un siège, on faisait appel à des ingénieurs et on utilisait des machines. On creusait une sape, ou un souterrain pour passer sous la muraille; le fossé pouvait être comblé sur un point par une terrasse d’assaut comme celle qui a été retrouvée à Masada. Le site devait être encerclé par une défense linéaire et par des camps. Les soldats utilisaient toutes sortes de «tortues» (toits mobiles) pour se protéger, ainsi que des tours montées sur roues et des béliers. L’assaut, meurtrier, n’avait lieu qu’en dernier recours. Et, dans toutes les circonstances, intervenait l’artillerie.

Cette importance des travaux ressort mieux encore quand on examine la stratégie. Tout au long du principat fut mis en place un vaste système défensif connu sous le nom de limes (mais ce mot n’a fait qu’une apparition tardive et s’employait rarement au sens que les archéologues lui donnent au XXe siècle). Il s’agit d’une bande de terrain qui entoure l’Empire, et comprend trois éléments. Le premier, fondamental, est la route (sens précis du mot limes ): une rocade est complétée par des axes allant les uns vers l’arrière, les autres en territoire ennemi. Elle peut s’appuyer sur un obstacle naturel (fleuves: Rhin, Danube, Euphrate; déserts: Syrie, Égypte, Numidie) ou artificiels (Murs de Bretagne, de Germanie supérieure, par exemple). Dans tous les cas, elle relie des défenses ponctuelles: des tours, des fortins, des camps. On connaît bien les forteresses légionnaires. Elles couvraient un espace d’environ vingt hectares et étaient entourées par un puissant rempart dessinant un rectangle aux angles arrondis, percé de quatre portes, surmonté de merlons et de tours. Au centre, les principia comprenaient deux cours successives bordées de pièces (chapelle des enseignes, administration, magasins d’armes, etc.). Les officiers étaient logés dans de véritables maisons, les soldats dans des chambrées. Tous avaient à leur disposition un hôpital, des magasins, des thermes; un atelier était attaché à la légion, pour produire et entretenir des armes ou pour fabriquer des tuiles.

Le rôle de l’armée

Ces militaires avaient pour première fonction, bien entendu, de faire la guerre. Pourtant, leur importance dans l’Empire dépasse largement cet aspect, et ils jouaient un grand rôle dans deux domaines majeurs. Tout d’abord la vie matérielle. La présence de l’armée garantissait un minimum de sécurité, la fameuse «paix romaine», conjoncture toujours favorable au développement de l’économie. En outre, les opérations de surveillance menées au-delà du «limes», souvent improprement appelées de nos jours «explorations», ouvraient de nouvelles voies aux commerçants romains. Enfin, les routes tracées par les légions, les ponts qu’elles construisaient étaient également utilisés par les civils. Mais il y a plus. Les soldes régulièrement versées par l’État en belles pièces d’argent faisaient des militaires des privilégiés: ils comptaient au nombre des rares salariés de l’Antiquité. On dispose de peu de chiffres assurés, mais on sait qu’un légionnaire touchait 225 deniers par an en 14 après J.-C. et 300 sous Domitien. À ce montant s’ajoutaient des primes diverses, des générosités impériales et, à l’occasion, le butin. De la sorte s’était créée tout autour de l’Empire une zone d’économie monétaire, chaque camp représentant un marché, chaque homme étant un consommateur. Cette bande étroite se gonflait de civils: la sécurité et l’argent liquide attiraient des paysans, des artisans, des commerçants... et tout ce qu’il faut pour le repos du soldat. Ainsi, auprès de chaque forteresse se créait une agglomération, simple village (canabae ) ou vraie ville; c’est ainsi qu’est née par exemple Strasbourg.

L’aspect démographique, pour lequel nous ne disposons guère de données chiffrées, ne peut cependant pas non plus être passé sous silence. Le recrutement provoquait, surtout au Ier siècle, des migrations accentuées dans la suite par les mouvements des civils qui se dirigeaient vers cette région de prospérité. La présence de l’armée provoquait donc en outre un phénomène d’urbanisation. Et ces adultes masculins s’inscrivant dans la tranche de vingt à quarante-cinq ans devaient sans doute déséquilibrer la pyramide des âges et ils modifiaient certainement les taux de natalité, sans que nous puissions dire dans quelle proportion par manque de sources. Pour la nuptialité, il en allait différemment: les unions étaient interdites jusqu’à Claude et tolérées jusqu’à Septime Sévère, qui permit aux soldats de vivre avec des femmes.

La zone dynamique ainsi créée présentait un autre aspect non moins important: sa romanisation. Les soldats, loin d’être des Barbares analphabètes, diffusaient la culture autour d’eux. Rappelons d’abord que pour tous, même pour les soldats des numeri ethniques, le latin demeurait la seule langue de commandement possible, car il était la langue des vainqueurs. Ensuite, l’armée fonctionnait comme une machine à diffuser la citoyenneté: ceux qui ne la possédaient pas, les pérégrins, la recevaient avant d’entrer dans les légions quand, en cas de besoin, on les y appelait; ou alors elle leur était octroyée vers la fin de leur temps de service quand ils avaient été enrôlés dans des unités auxiliaires ou dans la marine, et ce bienfait s’étendait le plus souvent à la femme et aux enfants du militaire. En témoignent les nombreuses attestations qui ont été retrouvées, et que les épigraphistes appellent «diplômes militaires»: il s’agit de copies de lois impériales affichées à Rome et certifiées conformes par sept personnes; le même texte se retrouve sur deux plaques en bronze, l’un à l’extérieur, l’autre à l’intérieur, et les cachets des témoins garantissent que la partie cachée n’a pas été modifiée. Le droit fait d’ailleurs partie des éléments qui constituent les mentalités collectives des soldats; on connaît leurs autres préoccupations par des lettres qui ont été conservées: ils se souciaient de leur famille, de leur carrière, des officiers et de l’empereur, et des loisirs, les moins raffinés en général, préférant l’amphithéâtre au théâtre.

Cette romanisation se retrouve dans le domaine religieux. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, les soldats ne privilégiaient en aucune manière les dieux indigènes ou les divinités orientales. Comme le montrent les inscriptions et les papyrus («calendrier de Dura-Europos»), le panthéon honoré venait d’Italie dans une large mesure. Ils s’attachaient d’abord, bien entendu, aux dieux militaires, Mars, Janus, les Enseignes, la Victoire... puis à la Triade capitoline protectrice de Rome, surtout à Jupiter. Ils se montraient plus réservés à l’égard du culte impérial, comme faisaient d’ailleurs en général les citoyens romains et les Italiens. Ils ne pratiquaient qu’avec parcimonie les cultes locaux ou orientaux. Seuls les combattants des numeri , restés profondément attachés à leurs patries d’origine, faisaient exception et se montraient plus respectueux de leurs propres traditions, plus réservés à l’égard de la religion romaine, sauf en ce qui concerne les cérémonies officielles. Ajoutons que, contrairement à ce qu’ont affirmé certains Pères de l’Église, en particulier Tertullien, les camps n’étaient pas peuplés de chrétiens, surtout en Occident, mais bien plutôt de persécuteurs. En conclusion, on voit que les soldats se faisaient les zélateurs de la tradition sous ses deux aspects, religion et romanisation; dans ce domaine, ils se conduisaient en conservateurs.

L’armée n’assurait pas seulement la défense de l’Empire. Elle y jouait aussi un rôle important dans les principaux domaines de la vie des hommes: l’économie, la démographie, la culture, la religion.

Le poids des contraintes: l’économie

Cette armée ne pouvait fonctionner qu’avec un recrutement de qualité: il lui fallait des salaires attractifs, ce qui dépendait de la prospérité de l’Empire, elle-même soumise à de fortes contraintes, le poids de l’histoire et de la géographie.

Caractères originaux

L’économie du monde romain nous échappe en partie en raison des lacunes de la documentation dans le domaine des statistiques. On peut néanmoins dégager quelques caractères originaux. Et tout d’abord, peut-on parler d’économie «moderne», fondée sur le capitalisme, ou de «primitivisme»? Certains auteurs sont même allés récemment encore plus loin en parlant de «sous-développement». Sans entrer dans les détails de ce débat, relevons-en le côté anachronique et inadéquat. Le monde romain ne ressemble en rien à l’Afrique ou à l’Océanie de la période pré ou postcoloniale, non plus qu’aux États-Unis d’Amérique du XXe siècle: il se trouvait, du point de vue qui nous intéresse, entre les deux. Il connaissait certes le capitalisme mais à l’évidence sous une forme rudimentaire par rapport à ce qui se pratique actuellement. De plus, un pays n’est «développé» ou «sous-développé» que par rapport à un autre, mais pour une même époque; ici les comparaisons paraîtront absurdes. De plus, la définition actuelle du sous-développement repose sur un certain nombre de critères qui n’ont rien à voir avec l’Antiquité. On serait donc plutôt tenté de dire que l’économie du Haut-Empire n’était ni «moderne» ni «sous-développée», mais qu’elle était simplement... «romaine»!

Et, pour autant qu’on puisse le savoir, elle se définissait par une relative aisance d’ensemble, au moins par rapport aux périodes de crise qui ont marqué la fin de la République ou le IIIe siècle de notre ère. D’une manière générale, il faut constater que l’agriculture jouait un rôle essentiel et que, dans ce secteur, c’est la fameuse «trilogie méditerranéenne», blé-vigne-olivier, qui l’emportait. Assurément, les céréales panifiables, qui représentaient une grande partie de la consommation alimentaire, comptaient le plus; elles étaient indispensables, donc partout présentes. L’huile et, plus encore, le vin ne constituaient que des compléments. Assurément aussi, des distinctions géographiques existaient. Les habitants des parties les plus septentrionales de l’Empire, soumises au climat océanique ou continental, utilisaient le beurre comme matière grasse et la bière comme boisson. L’aridité des zones méridionales imposait, elle aussi, des limites aux cultures, en particulier à l’olivier qui, contrairement à une opinion répandue, se révèle très fragile. La viande, réservée aux riches et aux cérémonies religieuses, n’était que rarement consommée; l’élevage également variait en fonction de la géographie: bovins et chevaux au Nord, moutons au Sud, en général. Et c’est le miel qui donnait le sucre nécessaire au corps humain.

Ce que les économistes appellent le «secteur secondaire» venait loin derrière l’agriculture. Et d’abord, un autre problème délicat: peut-on parler d’«industrie» pour l’Antiquité? Ne vaut-il pas mieux employer le mot «artisanat»? De fait, la faiblesse des techniques et de la production d’énergie fait hésiter. De plus, il n’existait que très peu de grandes concentrations; mais elles sont néanmoins attestées, par exemple en Gaule (La Graufesenque), à plus haute date en Étrurie (Populonia) et en Campanie (Capoue). Ailleurs, la petite unité constituait la règle. On distingue deux secteurs d’activités principaux. La céramique assurait des fonctions multiples dans la vie quotidienne; très employée, elle était produite en grandes quantités: elle servait pour le transport et la conservation des aliments et des boissons, elle fournissait de la vaisselle, des bagages et même des sépultures, entre autres choses. La métallurgie, outre les objets de luxe, donnait des armes et des outils, des clous aussi.

Ces produits de première nécessité eussent suffi à eux seuls pour justifier des activités commerciales à l’intérieur de l’Empire, de province à province. Avec l’extérieur, les relations existaient aussi, mais étaient largement déficitaires: on exportait surtout des métaux précieux, or et argent, accessoirement de l’huile et du vin vers les terres du nord, ainsi que des bijoux et parfums d’Alexandrie; on importait du blé, en fonction des besoins, eux-mêmes liés aux impératifs climatiques, des fourrures de Russie et Germanie, de l’ambre de Scandinavie, des esclaves d’Afrique et Germanie, de la soie de Chine; des relations avaient ainsi été nouées même avec l’Extrême-Orient. À l’intérieur de l’Empire, on évitait le transport terrestre, fort onéreux; pourtant, imposé par les nécessités administratives et militaires, un imposant réseau routier, héritier d’ailleurs d’une longue tradition, avait été édifié. Un axe majeur suivait le littoral méditerranéen dans sa quasi-totalité, dessinant un immense ovale. D’autres voies, perpendiculaires à celle-ci, partaient vers les cités de l’intérieur: de Carthagène vers Mérida, de Tarragone vers León, de Marseille vers Trèves et Boulogne, d’Aquilée vers Lauriacum (Lorch) et Aquincum , de Carthage vers Tébessa, notamment, ou encore le long du Nil. On préférait, là où c’était possible, recourir à la batellerie (Rhône-Saône), au cabotage ou à la navigation au long cours (de la mer Rouge vers l’Inde, d’Ostie vers Tarragone, Marseille et Narbonne, Carthage, Alexandrie, Séleucie, Éphèse, etc.). Dans tous les cas, on n’oubliera pas que «tous les chemins mènent à Rome», et à son antichambre, Ostie.

Comme troisième caractère majeur de cette économie impériale, il faut sans doute retenir une certaine fragilité. Certes le principat avait mis en place plusieurs conditions favorables: il avait assuré la paix aux provinces, les troubles ayant rarement pris de grandes proportions à l’intérieur du «limes»; il avait créé un immense marché; il avait préservé une économie monétaire; il avait fait effectuer de grands travaux. Mais, d’un autre côté, il n’avait jamais eu de politique économique, ce souci étant tout à fait étranger aux mentalités du temps; et surtout le poids des contraintes climatiques jouait beaucoup dans une économie non scientifique et très largement agricole.

Le quatrième trait à évoquer paraît la très grande diversité des situations (il faudra d’ailleurs décrire les différentes régions). Cette diversité s’explique d’abord par le poids du milieu naturel, comme on l’a dit, climat et relief. Elle présente aussi un aspect historique: certaines régions ont derrière elles un long passé, et la conjoncture, sur laquelle nous reviendrons, ne semble pas avoir eu partout le même aspect. Enfin, évoquons d’un mot le domaine social qui nous retiendra également plus loin: l’opposition entre riches et pauvres ne saurait être négligée, dans la mesure où elle représentait un autre facteur de disparité.

Évolution de la conjoncture

Diversité, certes, mais aussi uniformité: ces deux traits se retrouvent partout l’un à côté de l’autre, notamment dans le domaine de l’évolution générale, de la conjoncture. Malgré les insuffisances des sources, on peut d’abord en esquisser les grandes lignes, mettre en relief une évolution générale: les nombreuses découvertes faites par les archéologues y invitent, tout autant que les impressions qui se dégagent des textes littéraires. Tout part, une fois de plus, de l’époque d’Auguste qui en établissant la paix civile restaura la prospérité de l’Empire. Sous les Julio-Claudiens, les provinces connaissent un essor assez général mais lent; en Italie, certains secteurs sont en difficulté, mais pas tous, loin de là. L’essor s’accélère avec l’époque des Flaviens et, là encore, l’Italie connaît quelques succès: Pompéi, si on peut dire, est morte en pleine santé; mais les faiblesses persistent. L’écart se creuse au cours du IIe siècle: le temps des Antonins voit s’accélérer la prospérité de toutes les régions situées autour de la Méditerranée. Certains historiens ont cru que la crise de l’Empire, dans le domaine économique, commençait avec le règne de Marc Aurèle: ils ont raison pour l’Italie et tort pour le reste du monde romain. En fait, certaines provinces n’ont atteint leur apogée qu’à la période suivante, sous les Sévères (on pense ici à l’Afrique). La vraie crise de l’Empire n’occupe que le milieu du IIIe siècle: les envahisseurs barbares saccagent les campagnes, incendient les villes et coupent les voies de communications; la monnaie finit par perdre toute valeur: l’État n’a plus ni or ni argent pour payer ses soldats. Les chercheurs actuels s’efforcent de marquer les limites de cette crise: ils la jugent moins profonde, moins générale qu’on ne l’a dit; surtout elle a duré moins longtemps et a moins affecté certaines régions que d’autres. Elle a toutefois bel et bien existé.

L’évolution des prix met aussi en valeur des disparités régionales, mais elles paraissent plus difficiles à cerner: nous manquons d’éphémérides. On possède toutefois quelques chiffres, sur des monuments offerts aux cités par de généreux donateurs, ainsi que des montants de sportules et des données numériques concernant des fondations. On peut ainsi établir des distinctions régionales. Mais les données sont plus abondantes – ou moins rares – pour l’Italie et l’Afrique, et elles permettent de suivre une évolution, de faire des comparaisons. Quelques papyrus renseignent également un peu sur l’Égypte. On peut alors faire une première constatation: même si ces trois régions obéissent à un mouvement général, déjà observé, on doit toutefois relever des différences de rythme de l’une à l’autre. L’Italie, ainsi, a connu un essor d’ensemble lent au Ier siècle, plus net dans la première moitié de l’époque antonine, avec un apogée au début du règne de Marc Aurèle, suivi d’un déclin lent et irrémédiable. L’Afrique, quant à elle, n’apparaît guère dans les archives avant le début du IIe siècle, et son dynamisme demeure modéré pendant cinquante ans environ; il atteint un premier sommet sous Antonin le Pieux, s’accélère pour connaître son apogée au début du IIIe siècle; c’est ensuite, jusqu’au temps de Gordien III, une phase de ralentissement. Pour l’Égypte, on constate que les prix, d’une manière générale, y sont plus bas que dans le reste de l’Empire, ce qui n’est pas nécessairement un signe de bonne santé économique; le tarif du blé est multiplié par 4,6 entre le début du Ier siècle et le milieu du IIIe, ce qui ne représente pas une bien forte inflation.

Pour mieux connaître et cette conjoncture et les éléments d’unification de l’économie impériale, il faut aussi interroger la numismatique. On sait qu’à cet égard le monde méditerranéen a vécu sous le régime du bimétallisme. L’argent était cependant d’un usage plus courant que l’or, et le rapport entre les deux était officiellement de 12,5. L’organisation, là encore, remonte à Auguste. Il se réserva la frappe des espèces précieuses: l’aureus , qui faisait 7,79 grammes d’or, valait au cours légal 25 deniers d’argent, un denier pesant 3,89 grammes. Il laissa au Sénat l’émission des pièces d’usage courant: le sesterce d’orichalque, alliage comprenant trois quarts de cuivre pour un quart de zinc, atteignait 27 grammes et représentait un quart de denier ou 4 as de bronze (on comptait, pour un as, entre 9 et 11 grammes). Très vite, ses successeurs eurent recours à une forme primitive d’inflation, qui consiste à déprécier la monnaie en diminuant soit le poids des espèces en circulation, soit leur titre, soit encore en cumulant ces deux pratiques. Remarquons cependant qu’une inflation modérée favorise les progrès économiques. L’aureus passa donc de 1/42 de livre (livre de 327 g) sous Auguste à 1/50 sous les Sévères, donc de 7,79 à 6,54 grammes, pour atteindre 5,83 grammes sous Sévère Alexandre. Le denier, lui, évolua dans le même sens: 1/84 sous Auguste, 1/96 en 64 et 1/106 en 193, ce qui n’est pas forcément mauvais; son titre, presque pur au début, 99 p. 100, passa à moins de 70 p. 100 en 193 et tomba à 50 p. 100 sous Caracalla, chute plus inquiétante. Ce dernier empereur réorganisa le système monétaire: il créa une nouvelle pièce d’argent, l’antoninianus , au cours officiel d’un demi-denier, pesant 5,18 grammes et contenant 40 p. 100 de métal précieux. Mais la crise du IIIe siècle se manifesta avec une particulière gravité dans ce domaine: l’or disparut des circuits et, sous Aurélien, l’antoninianus ne renfermait plus que 2 p. 100 d’argent.

De ces constatations ressortent deux faits. Tout d’abord il existe bien une évolution générale, une progression lente qui s’accélère, avec un apogée vers la fin du IIe ou le début du IIIe siècle, en prélude à la crise du IIIe siècle; mais il paraît difficile d’admettre que le déclin général ait commencé dès l’époque de Marc Aurèle. En second lieu, tout varie, tout change, suivant que l’on étudie telle ou telle partie de l’Empire.

La diversité régionale

De fait, l’économie du monde romain présente une réelle et grande diversité régionale.

Rome

On ne peut pas ne pas commencer par Rome, «le centre du pouvoir», la Ville, qui a conquis l’Italie puis l’ensemble du bassin méditerranéen et qui règne sans partage sur des territoires qui vont de l’Écosse au Sahara et de l’Atlantique à l’Euphrate. Ce qui la caractérise d’abord, c’est son immensité, qui s’explique en partie par sa fonction de capitale politique, mais aussi financière, commerciale, et même artisanale. Des travaux récents ont montré l’injustice qu’il y avait à en faire une «ville de fainéants». Certes, on y trouvait des chômeurs, des assistés, des clients se contentant de leurs sportules. Mais beaucoup d’hommes et de femmes travaillaient, comme le montrent les inscriptions, dans des boutiques, des ateliers, mais aussi dans l’administration et dans ce que nous appellerions les «services», en particulier les loisirs.

L’Italie

L’Italie souffrait, elle, de réels déséquilibres régionaux et d’un déclin assez sensible dès la fin du IIe siècle: l’édit de Domitien ordonnant d’arracher des vignes dans les provinces et l’institution par Trajan des alimenta n’eurent pas de résultats sur le long terme. On déplorait en général la dépopulation de la Péninsule où pourtant subsistait la petite propriété à côté de moyens et de grands domaines. Le Latium en particulier pouvait faire illusion grâce aux activités d’Ostie, port de Rome; mais Palestrina se cantonnait dans sa fonction religieuse (le sanctuaire de la Fortune en faisait le Lourdes de l’Antiquité), et Tibur était devenue une cité résidentielle; la splendeur des villes ne peut pas cacher la misère des campagnes. Trois régions semblaient mieux protégées: la Campanie, l’Étrurie et la Cisalpine. La Campanie, surtout, jouissait d’un certain équilibre, l’agriculture et l’artisanat se complétant. Elle produisait une huile de qualité et des vins réputés, comme le falerne et le massique (aux limites de la région). Capoue vivait de la métallurgie du cuivre et du bronze, et produisait des parfums. La mer assurait la prospérité de Cumes (poissonneries) et de Pouzzoles, port qui souffrait cependant de la concurrence d’Ostie. Et si Naples se confinait dans son rôle de centre culturel, Pompéi vivait fort bien du vin et de la laine, et Herculanum jouissait d’une réelle prospérité au moment de sa destruction par le Vésuve. L’Étrurie paraît cependant déjà moins brillante malgré un certain équilibre assez proche de celui de la Campanie. Si ses vins étaient toujours recherchés, l’artisanat connaissait des difficultés, en particulier la céramique d’Arezzo, victorieusement concurrencée par la production gauloise, et la métallurgie de Populonia, cité qui se bornait de plus en plus à sa fonction portuaire en raison du déclin de ses ateliers, l’île d’Elbe lui envoyant de moins en moins de métal. Les autres principaux centres d’activité sont, outre Véiès, Luna grâce à son port, et Carrare au marbre célèbre. Plus au nord, la Cisalpine représentait sans doute la partie la plus dynamique de l’Italie. Outre sa production de blé et de vin, l’élevage du mouton pour la laine enrichissait Milan, Padoue, Vérone. Aquilée était devenue une importante place commerciale pour les échanges avec les pays du Nord. Parmi les centres importants, il faut encore citer, avec Mantoue, les colonies de Plaisance, Modène, Parme et Bologne. L’examen de cette région montre un fait économique majeur: le textile, qui utilisait surtout la laine, donnait parfois un peu de bien-être, ce qui se voyait aussi, par exemple, dans la lointaine Apulie.

L’Occident

La stagnation puis le recul de l’Italie semblent au contraire avoir profité à l’Occident. Dans cette partie de l’Empire, on peut distinguer plusieurs grands ensembles, l’Afrique, l’Espagne, la Gaule et les provinces danubiennes, mais il faut aussi prendre en compte la Bretagne et les îles de la Méditerranée . Celles-ci n’appartenaient ni à l’Italie ni à la Gaule, mais constituaient des provinces isolées. La Sicile avait d’ailleurs été le premier territoire conquis à recevoir ce statut; de sa gloire passée, il subsistait des témoignages, des œuvres d’art et des villes grecques, surtout Syracuse. Comme autre centre important, il faut citer Palerme et comme principale production le blé. La Sardaigne, elle, possédait une économie plus diversifiée. Elle exportait également des céréales, mais y ajoutait du plomb argentifère et pratiquait l’élevage qui faisait la fortune de quelques grands domaines et aussi des cités: Cagliari, Olbia. Plus au nord encore, la Corse, isolée, semble avoir été plus délaissée; on exploitait surtout le bois de ses forêts.

L’île de Bretagne , la Grande-Bretagne actuelle, comprenait deux ensembles distincts, une partie civile dans le Sud-Est (Londres) et une zone militaire au Nord (York, Murs d’Hadrien et d’Antonin). L’élevage l’emportait sur les cultures et on produisait de la céramique comme partout (Rochester), mais la principale originalité de cette économie se trouvait ailleurs, dans la fourniture de métaux à tout l’Empire.

On trouve une région autrement importante et prospère avec l’Afrique . Sa mission fondamentale consistait à livrer du blé pour l’annone de Rome et elle avait supplanté l’Égypte dans ce rôle, la dépassant dès le milieu du Ier siècle de notre ère. La culture de l’olivier s’y était également très développée: cet arbre, qui n’est pas rentable immédiatement, aidait à fixer au sol les semi-nomades. Et la vigne venait tout naturellement compléter ce tableau. La prédominance de l’agriculture se faisait écrasante, mais on commence à découvrir, depuis quelques années, l’existence d’une production locale de céramique. Ces activités se déroulaient dans le cadre de grands domaines, mais une petite propriété est attestée, et les colons vivaient sur de modestes exploitations. Une autre originalité du Maghreb antique tient à son fort taux d’urbanisation, particulièrement élevé dans l’angle nord-est, la Zeugitane. Carthage était, derrière Rome, une des plus grandes villes de l’Empire avec Alexandrie et Antioche. La Tripolitaine portait un nom évocateur: «le pays des trois villes» (Lepcis Magna , Œa , l’actuelle Tripoli, et Sabratha ). En Proconsulaire, bien des ruines subsistent encore et sont connues du grand public, Utique, Hippone, El-Djem et Dougga, notamment, et il ne faudrait pas oublier Tébessa et Hadrumète. En Numidie, Lambèse vivait grâce à la légion; d’autres centres se sont également développés, Constantine, Timgad et Djemila, l’antique Cuicul . Les deux Maurétanies étaient moins densément urbanisées, mais on peut encore voir les restes de Tipasa et de Césarée en Césarienne, de Tanger et de Volubilis en Tingitane.

L’économie de la péninsule Ibérique peut paraître plus équilibrée que celle de l’Afrique; il s’agissait d’une région très importante par son sous-sol. Mais la diversité opposait les différentes parties du territoire. La richesse agricole, qui alimentait les villes de Cadix, Séville et Cordoue, paraît avoir été concentrée dans la Bétique, la vallée du Baetis (l’actuel Guadalquivir) qui produisait du blé, un vin réputé, et de l’huile (la Lusitanie également, mais elle privilégiait la quantité). À cela s’ajoutaient le lin et l’élevage – de moutons dans le Sud, de chevaux sur la Meseta. Le sous-sol était partout exploité, et d’abord dans le Nord-Ouest, où se trouvaient d’importantes mines d’or; c’est en partie pour les surveiller qu’une légion campait à León. Carthagène était devenue un grand centre d’extraction, pour l’or encore, pour l’argent et le plomb qui était vendu sous forme de saumons estampillés; on connaît ainsi une famille qui avait assis sa richesse sur ce métal, les Planii. On n’en aura pas fini avec ce secteur d’activité tant qu’on n’aura pas mentionné le cuivre de Cordoue, le mercure d’Almaden, le fer et l’étain. Et Italica, la patrie de Trajan, fabriquait de la céramique. D’autres villes commercialisaient les produits du sol ou des mines, Tarragone et Barcelone dans le Nord-Est, Lisbonne (Olisippo ) au Sud-Ouest, en Lusitanie.

Pesant à peu près du même poids économique que l’Afrique et l’Espagne, mais plus proche de celle-ci que de celle-là par ses productions, la Gaule représentait une des grandes régions de l’Empire. Elle se caractérisait d’abord par sa production de céramique, dont une partie était même exportée, et qui commença dès l’époque de Tibère (Montans, Banassac), se poursuivit tout au long du Ier siècle (grande concentration de La Graufesenque), à l’époque antonine (Lezoux) et au-delà (Vosges, Germanie). Elle s’est imposée également par son dynamisme commercial: elle amenait vers la Méditerranée les produits de la Bretagne et de la Germanie transrhénane. À cet égard, elle représentait un cas exceptionnel, avec une utilisation systématique des cours d’eau (Seine et surtout Saône et Rhône), et d’un réseau routier mis en place par Agrippa, qui a peut-être d’ailleurs utilisé des axes plus anciens, allant depuis Lyon vers Saintes, Arles, Boulogne et Cologne. Autre trait original: elle était une des rares parties du monde romain où l’État tolérait des associations professionnelles d’artisans et de commerçants appelées corporations ou collèges; on en connaît surtout à Lyon, également à Alba, Lutèce, etc. Enfin, elle se présentait suivant une disposition particulière en trois bandes: Narbonnaise, au sud, Germanie au nord, et, entre les deux, Lyonnaise, Aquitaine et Belgique.

La province de Narbonnaise, riche, romanisée et urbanisée, vivait d’une agriculture de type méditerranéen, comme la Bétique, avec la trilogie blé-vigne-olivier, et l’édit d’arrachage de Domitien qui la visait au premier chef suivant certains historiens ne semble pas avoir eu beaucoup de conséquences. La façade littorale facilitait le commerce depuis l’époque où s’étaient implantées des colonies grecques, Marseille, Agde et Nice. Des villes, indigènes ou romaines, toutes vite devenues gallo-romaines, complétaient ce réseau: Narbonne, chef-lieu de la province, Arles, Orange, Vienne, Nîmes, Toulouse. Le centre de la Gaule était en partie livré à la forêt, qui fournissait du bois et permettait l’élevage des porcs (d’où des charcuteries recherchées jusqu’à Rome!). Les essarts avaient été mis en valeur par une agriculture mécanisée, phénomène exceptionnel dans l’Antiquité: Pline l’Ancien dit que nos ancêtres, qui utilisaient la faux, avaient aussi inventé une moissonneuse et un araire à roues. Ce pays, où l’on faisait la cuisine au beurre et où l’on buvait de la bière, était plus rural. Les cités y sont moins nombreuses, Lyon au premier chef, également Lutèce, Autun et, en Aquitaine, Bordeaux et Saintes. Plus au nord encore, la Germanie, située sur la rive gauche du Rhin, présentait un caractère militaire affirmé: la plupart des grandes villes, Strasbourg, Mayence, Cologne, Bonn, étaient filles des camps. Et les salaires des soldats, les besoins de l’armée avaient créé une zone de prospérité, avec d’autres centres, comme Augst et Trèves, tournés vers le commerce, en particulier avec la Germanie transrhénane et les pays danubiens; c’est par eux que passait l’ambre de la Baltique. Et un artisanat prospère s’était également développé, produisant des objets en cuivre, de la verrerie et de la céramique. Reste à dire un mot des provinces des Alpes: prises entre la Gaule et l’Italie, petites et isolées, elles n’avaient d’autre rôle économique que celui de zones de passage.

Par la Germanie et les Alpes, on approche des provinces danubiennes . Celles-ci tirent leur unité d’une part de leur romanisation: ici l’Occident va fort loin vers l’est, et c’est seulement sur le littoral de la mer Noire que le grec remplace le latin. Elles possèdent un autre élément commun, le Danube aux multiples fonctions, chemin que l’on suit, barrière contre les envahisseurs et aussi limite pour les commerçants. En longeant vers l’aval le cours du fleuve, sur sa rive droite, on traversait d’abord un plateau ingrat, la Rétie, étalée autour de son chef-lieu, Augusta des Vindéliciens; au nord se trouvait un grand camp, Castra Regina (Ratisbonne). Venait ensuite un pays plus riche, le Norique. On y pratiquait l’élevage; le sous-sol donnait du fer (mines de Styrie) et du plomb, et des relations commerciales unissaient Lauriacum à Aquilée et à l’Italie. On passe, après, à un ensemble plus important avec la Dalmatie et la Pannonie, qui prenaient en écharpe l’Empire depuis l’Adriatique jusqu’au Danube. L’étendue du territoire et la diversité des ressources leur conféraient une importance particulière. Elles disposaient, sur le littoral, de cultures de type méditerranéen que remplaçaient, dans l’intérieur, l’élevage et le bois; la production était assurée dans le cadre de grands domaines, mais les tribus dalmates s’étaient donné des structures collectives. À ces ressources agricoles s’ajoutaient les revenus des mines, le fer, l’or et l’argent, ainsi que le commerce des esclaves transdanubiens. Si l’urbanisme de la Dalmatie reste civil (Salone), les principaux centres de Pannonie se sont constitués autour de forteresses (Vindobona = Vienne, Carnuntum et Aquincum ). En arrivant en Mésie, on passe donc insensiblement à l’Orient: la langue grecque y était parlée dans les vieilles colonies du littoral de la mer Noire, à Tomi et Callatis. Les plaines de l’intérieur produisaient beaucoup de blé, au point que l’on pouvait en exporter, et les ports commercialisaient les excédents. Une seule province se trouvait située sur la rive gauche du Danube, il s’agit de la Dacie, dont le chef-lieu s’appelait Sarmizegetusa. Sa conquête avait procuré à l’Empire de fabuleuses richesses, le fameux «or des Daces» et de nombreux esclaves; elle continua à donner des hommes, de l’or, et elle possédait également du fer et du sel.

L’Orient

On trouvait une disposition analogue à celle de l’Occident, en grandes masses, en Orient, où se distinguent la péninsule balkanique, l’Anatolie, la Syrie et l’Égypte. Mais ici le poids du passé était encore plus important, et plus d’une région avait derrière elle une longue histoire aussi bien dans le domaine de la culture que dans celui de l’économie.

À cet égard, la péninsule balkanique occupait une place particulière. Si Athènes, dont le nom restait très vivant pour beaucoup, gardait son rôle de capitale intellectuelle, la région passe en général de nos jours pour une zone de dépression économique; le brigandage qui y sévissait à l’état endémique est considéré comme un indice de ces difficultés qu’il ne faut cependant pas exagérer. En effet, un certain nombre de paysans pouvaient s’adonner à des cultures rentables et produisaient vin et huile de qualité; de plus, l’exemple d’un Hérode Atticus montre que la richesse existait. La réputation de pauvreté de l’Attique et du Péloponnèse, regroupés dans la province d’Achaïe, semble fondée d’une part sur un pan de réalité, d’autre part sur le sentiment d’un déclin estimé par rapport à un passé brillant. Le miel de l’Hymette ne devait pas représenter un élément de prospérité, pas plus que le tourisme culturel qui attirait à Athènes des intellectuels nostalgiques mais peu nombreux. Pourtant cette cité, tout comme Sparte, et surtout comme Corinthe, la résidence du gouverneur, abritait quelques riches citoyens. Les autres parties de la péninsule assuraient chacune au moins une production remarquable. L’île d’Eubée joignait au marbre de Carystos et à l’élevage la teinturerie en pourpre effectuée grâce à un coquillage, le murex. La Béotie et la Phocide passaient pour des régions prospères grâce à une agriculture équilibrée, tout comme la Thessalie célèbre depuis longtemps pour ses chevaux. Plus au nord, la Macédoine, autre province rassemblée autour de cités célèbres, comme Philippes et Thessalonique, était traversée par un axe routier majeur, la via Egnatia ; on y exploitait encore l’or et l’argent. Dernier ensemble à être, dans ce secteur, entré dans l’Empire, la Thessalie n’en était pas le plus pauvre. L’agriculture et en particulier l’élevage des chevaux et la production du blé lui conféraient une aisance certaine; l’or et la céramique complétaient ce tableau. Au total, sans doute une région moins prospère que les autres, mais avec des pôles d’excellence.

La situation en Anatolie se présentait sous un autre jour, avec des éléments d’unité et des facteurs de diversité. Du point de vue géographique, on se trouve confronté à un ensemble massif, un haut plateau froid en hiver et sec toute l’année, dans lequel des plaines littorales étroites et isolées dessinent des indentations. La province d’Asie, qui n’occupait que la partie occidentale de cette région, n’est pas sans évoquer l’Afrique proconsulaire par sa richesse et son taux d’urbanisation. Descendante du royaume hellénistique des Attalides, elle en avait conservé l’aisance, en particulier dans l’ancienne capitale des rois, Pergame, où l’on continuait à produire des parchemins (pergamena ). D’autres cités avaient atteint un niveau analogue, Éphèse d’abord, mais aussi Milet et Smyrne, et Aphrodisias de Carie, pour ne citer que les plus illustres. L’agriculture, en général prospère, possédait quelques branches particulièrement satisfaisantes, notamment la vallée du Méandre, mais aussi les îles de la mer Égée, surtout Chio, qui possédaient un vignoble de qualité. Le mouton était élevé en vue de la laine qui alimentait des teintureries. Les carrières de marbre étaient également réputées. Dans le Nord, la Bithynie (Nicée, Pruse) paraît un prolongement naturel de l’ancien royaume de Pergame, avec une façade sur la Propontide et une autre sur le Pont-Euxin. D’une manière générale, le centre et l’est de l’Anatolie vivaient plus pauvrement que la province d’Asie en raison des conditions climatiques. Les villes y étaient moins nombreuses (Pessinonte et Ancyre pour la Galatie). Sur les hauts plateaux on ne pratiquait guère que l’élevage du mouton, ici aussi pour la laine, notamment sur les grands domaines de Cappadoce. Dans l’Est, l’urbanisation était en partie liée à la présence de l’armée (Mélitène, Satala), mais pas exclusivement (Tyane). Les plaines littorales donnaient du vin et de l’huile et paraissaient en général avoir choisi la qualité plutôt que la quantité. Dans le Sud-Est, la Cilicie marquait son originalité par le safran et les peaux de chèvre (cilices ), par l’importance également de Tarse. En résumé, c’est une bien grande diversité qui caractérisait cette région où se signalait la prospérité de la province d’Asie.

Avec la Syrie , on trouve un ensemble peut-être à la fois plus divers et plus équilibré, ce qui peut paraître paradoxal: frange méditerranéenne, montagne et désert se succèdent d’ouest en est, avec l’apport d’un grand fleuve, l’Euphrate; les traditions économiques jouaient beaucoup, car elles étaient fort anciennes. L’agriculture présentait une grande variété par ses produits sur la façade littorale avec bien entendu la fameuse «trilogie» déjà maintes fois évoquée; la montagne était consacrée à la forêt (bois pour la construction navale); vers l’est, on trouvait des oliviers puis les cultures des oasis et des jardins suburbains irrigués: le problème de l’eau se posait avec acuité. La culture du lin et des plantes tinctoriales donnait naissance à une véritable industrie textile qui utilisait aussi le murex pour la pourpre. L’artisanat représentait d’ailleurs un élément important de la prospérité en Syrie: la verrerie produite sur place et la soie importée de Chine ne contribuaient pas peu à cette aisance. Ces activités alimentaient un commerce lui-même héritier d’une très ancienne tradition, de cabotage sur le littoral, et par caravanes à l’intérieur. Cette organisation économique complexe nécessitait la présence de villes diverses par leurs fonctions et importantes, ports et marchés pour l’essentiel. Antioche comptait au nombre des centres majeurs de l’Empire, et également Apamée, Séleucie et Hémèse. Dans l’Est, la cité caravanière de Palmyre devint au IIIe siècle, malgré la crise, une véritable puissance, après que la reine Zénobie se fut affranchie de la tutelle romaine.

Au sud-ouest, la Phénicie a fini par être détachée de la Syrie du point de vue administratif. Sa richesse agricole, liée au climat méditerranéen et à la présence de plaines, est restée célèbre; les cèdres et autres arbres du mont Liban étaient utilisés pour la construction navale; quant au commerce, il représentait une tradition déjà plus que séculaire, mais alimentait surtout Beyrouth et Tyr.

Coincées entre la Méditerranée et le désert d’Arabie-Syrie, deux petites provinces nous retiendront brièvement. À l’ouest du Jourdain, la Judée-Palestine représentait un des points faibles de l’économie impériale, une région en difficulté à tous égards. Il est inutile d’insister sur les insurrections, causées, entre autres facteurs, par la misère, mais pas par elle seule: elles n’ont pas dû accroître la prospérité. En outre, cette économie trop exclusivement agricole n’arrivait pas à nourrir une population en accroissement constant. Problème foncier, démographie excessive et pauvreté trop générale la caractérisaient donc, et les villes de Césarée et de Jérusalem ne doivent pas cacher cette situation.

À l’est du Jourdain, la province d’Arabie , conquise sous Trajan, était partagée entre semi-nomades et sédentaires. Plus équilibrée du point de vue économique, elle alliait donc l’élevage et les cultures, en particulier le blé du Hauran et l’olivier. Le commerce caravanier assurait depuis longtemps une relative aisance à Bostra et Pétra.

Le dernier grand ensemble sur lequel il convienne de s’arrêter correspond à une seule province: l’Égypte . Assimilée à l’origine à une immense propriété privée, conquise en quelque sorte à l’issue d’un duel entre Octave-Auguste et Cléopâtre, elle avait été peu à peu intégrée à la règle administrative générale. Cette évolution avait été facilitée par la constitution et le développement des domaines privés qui demeurèrent toutefois toujours inférieurs à ceux de l’empereur. Du point de vue des milieux, on y distinguait trois parties: les oasis, le delta et la vallée du Nil. Mais, comme au temps d’Hérodote, «l’Égypte est un don du Nil». Les crues, qui surviennent normalement dans la première quinzaine d’août, déposent un limon fertile qui permet une importante production de blé, essentielle pour l’annone de Rome dans la première moitié du Ier siècle de notre ère. Bien sûr, on trouvait également de la vigne et des oliviers, et le lin et plus encore le papyrus alimentaient l’artisanat. Il existait sous le principat une véritable «trilogie industrielle», verre-textile (lin et laine)-papyrus, à laquelle il faut ajouter les produits de quelques mines. Curieusement, on ne trouvait en Égypte que peu de vraies villes. Alexandrie, il est vrai, pouvait prétendre à une des toutes premières places dans l’Empire à cet égard. Elle fabriquait des objets de luxe, du verre, du papier, des parfums, des tissus. Deux autres centres urbains peuvent être mentionnés, Ptolémaïs et Naucratis. L’Égypte participait à des courants de commerce lointain à partir de la Méditerranée et de la mer Rouge.

Plus ou moins liée à l’Égypte, du moins politiquement à l’époque hellénistique, la Cyrénaïque vivait passablement isolée, avec des déserts à l’est et à l’ouest; elle était partagée entre semi-nomades et sédentaires, et on y pratiquait quelques cultures méditerranéennes classiques avec des spécialités autour des villes (roses de Cyrène). Elle constituait une unique province avec l’île de Crète , dont les productions, comme celles de Chypre , sont assez peu connues. La présence de la mer (pêche et commerce) et l’agriculture méditerranéenne dans les plaines y représentaient les principales sources de revenus.

Au total, on observe des caractères communs dans les économies des différentes parties de l’Empire, en particulier la prédominance du blé, et également une diversité régionale sensible pour tout ce qui était richesse secondaire, complémentaire; les disparités cependant n’étaient pas seulement géographiques: elles se retrouvaient aussi dans le domaine social.

Les dévouements et les égoïsmes: la société

Ces disparités, communes à bien des sociétés, sinon à toutes, risquaient de provoquer des conflits. Mais des institutions visaient précisément à atténuer les oppositions qui existaient assurément.

Les institutions

En premier lieu, la hiérarchisation était établie publiquement, lors des opérations de ce qu’on appelait le «census» ; elle se faisait en fonction de règles fixes et connues de tous. Le droit intervenait donc au premier chef, en conformité avec la mentalité collective des Romains. Les habitants de l’Empire tous les cinq ans devaient donc se présenter devant le censeur à Rome, devant les duumvirs quinquennaux, sous le contrôle des gouverneurs, dans les cités des provinces. Il ne s’agit pas, comme on l’écrit parfois, d’un «recensement», car la finalité de cette affaire ne relève pas du domaine économique, mais intéresse les structures sociales. Chaque homme libre se présentait devant le magistrat, donnait son nom, exposait ce qu’il avait fait ou n’avait pas fait au service de l’État, indiquait le montant de sa fortune, et, suivant sa réputation, en fonction aussi des possibles métiers infamants que lui ou son père auraient pu exercer ou avoir exercés, il était inscrit sur un album comme simple citoyen, décurion, chevalier ou sénateur. Chacune de ces listes constituait un ordo : ce mot recouvre une notion typiquement romaine; il désigne un groupe moral, religieux, professionnel, social ou autre.

Pour ce classement intervenaient donc la fortune et la considération. Le censeur ou le duumvir prenaient aussi en compte le milieu, social et culturel, dans lequel l’impétrant était né. La liberté et la langue intervenaient donc également pour aboutir à une hiérarchie simple mais comportant de nombreux degrés. D’une part la connaissance du latin était considérée comme un avantage et un privilège; le grec permettait d’accéder à un degré intermédiaire de considération, supérieur cependant à celui des hommes qui s’exprimaient dans un idiome barbare. En Orient, Rome favorisa d’abord la diffusion du grec, avant celle du latin. L’attachement à telle ou telle culture pouvait d’ailleurs être plus ou moins sincère, plus ou moins complet, et on a proposé récemment de distinguer «romanisés», «romanisés partiels» et «réfractaires». D’autre part, si l’on s’en tient au strict point de vue juridique (mais la réalité est plus complexe encore), on trouvait une classification simple. À la base, l’esclave n’avait aucun droit. L’affranchi était assimilé en théorie à l’homme libre. Le pérégrin, «étranger» (à Rome), possédait la liberté et se soumettait au droit de sa nation, mais il n’était pas protégé par l’État. Le citoyen romain, qui a rapidement perdu ses droits politiques sous le principat, conservait des droits civils (propriété, testament, mariage) garantis par le pouvoir, et il bénéficiait d’avantages fiscaux et d’une protection spéciale en justice. Le cas de l’Égypte illustre bien ce goût pour la hiérarchie fondée à la fois sur la naissance et la culture: au sommet, les Romains, puis les Grecs, eux-mêmes distingués suivant qu’ils étaient «d’Alexandrie», «du gymnase» ou simplement Grecs, ensuite les Égyptiens et enfin les étrangers parmi lesquels les Juifs qui occupaient une place à part. En 212, Caracalla octroya la civitas à tous les hommes libres, à l’exception d’une catégorie mal définie, les déditices. Et au-dessus de tout on apercevait les décurions, puis les chevaliers et enfin les sénateurs. L’appartenance à un groupe conférait à ses membres un certain degré d’estime, de dignité.

Cette hiérarchie, établie en public, était d’autant plus facilement acceptée que deux institutions visaient à renforcer la domination des grands. D’une part, et ce point est particulièrement original, il existait des obligations pour les membres des couches supérieures: ils devaient se mettre au service de l’État (de l’Empire pour les sénateurs et les chevaliers, de leur cité pour les notables); il leur fallait donc manifester leur générosité, leur évergétisme, pour obtenir des honneurs. Ce dévouement à l’égard de la collectivité ne peut pas cacher, cependant, le souci qu’avait chacun de ses intérêts personnels et familiaux, les égoïsmes individuels. D’autre part, l’opposition entre grands et petits était également atténuée par une pratique qu’on appelle le patronat: un contrat synallagmatique liait un puissant, le patron précisément, et un humble, le client, par des obligations réciproques. Le premier devait protéger le second, par exemple assurer son entretien en lui donnant avec régularité une sportule (le mot, à l’origine, désignait un panier à provisions; par la suite il s’appliqua à une petite somme d’argent). Le client, en échange, apportait son soutien sous toutes ses formes: il servait de témoin de moralité en justice, participait à la campagne électorale de son protecteur et votait pour lui. Dès l’époque d’Auguste, l’empereur devint en quelque sorte le patron des patrons; tous les hommes libres ou presque se trouvaient dans sa clientèle.

La place occupée par un homme dans la société dépendait donc de sa naissance, du milieu linguistique dans lequel il évoluait et du statut juridique de son père. À l’évidence, un autre critère intervenait, dès le census d’ailleurs, c’est la fortune: on appartenait à la catégorie des propriétaires ou des prolétaires, on possédait peu ou beaucoup. Richesse, dignité et statut juridique se complétaient donc sans toujours bien se recouper. D’où une société complexe. C’est ce qu’illustre clairement la «pyramide» conçue par Geza Alföldy; elle montre un ensemble partagé entre des divisions qui sont les unes horizontales, les autres verticales.

La «maison impériale»

Toutefois, le principe de hiérarchie l’emportait bien évidemment, et une minorité comme une pointe d’épingle se détachait au sommet. Il s’agit de la «maison impériale»: le prince et sa parenté, dès l’époque d’Auguste, constituaient un exemple et un modèle à suivre. Les femmes imitaient les coiffures des impératrices et copiaient leurs tenues vestimentaires. D’une manière générale, la cour proposait son genre de vie et ses façons de penser. Un protocole se fixa petit à petit, plus exigeant quand le chef de l’État se présentait en «maître et dieu», comme firent Caligula, Domitien, Commode; l’aspect religieux s’y fit d’ailleurs toujours plus présent. Pour le décor, il faut penser au palais établi sur le Palatin. Les personnes qui y vivaient étaient relativement peu nombreuses. On y rencontrait la garde et des civils, esclaves et affranchis de l’empereur, qui accomplissaient des tâches domestiques ou officielles. Il faut aussi compter les amis, de haut rang en général, qui étaient admis dans l’entourage, et leur ajouter les membres du conseil, ainsi que les responsables des grands services ou «ministères», appelés auprès du souverain par leur travail et auprès de sa femme par leurs intrigues.

Les sénateurs

Bien proches de cette cour, et au sommet de la masse des simples mortels, les sénateurs et leurs familles occupaient une position privilégiée par leur richesse et leur dignité. Issu de l’ordre équestre de l’époque républicaine, l’ordre sénatorial du Haut-Empire s’en détacha assez vite, à partir du moment, entre autres choses, où lui fut fixé un cens propre, en 18 avant J.-C.; de plus, il tendit à se constituer en une noblesse héréditaire quand le laticlave, la large bande de pourpre portée sur la tunique, fut octroyé de manière normale aux fils de sénateurs. Cette évolution était pratiquement achevée au temps de Caligula. On assimile souvent par commodité les sénateurs à une noblesse (nobilitas : «gens connus»); ils en possédaient la plupart des caractères, mais on peut se demander si les moins brillants d’entre eux remplissaient bien toutes les conditions. À l’opposé, une minorité particulièrement honorée appartenait au patriciat, comme la famille des Claudes, la majorité étant plébéienne. Mais les vieilles gentes issues de l’époque républicaine, voire royale, finirent par disparaître. Il fallut alors octroyer le patriciat à quelques familles (l’empereur le possédait par définition): cette qualité était indispensable pour certains sacerdoces dont l’Empire ne pouvait pas se passer.

Le recrutement était donc fondé en partie sur l’hérédité et en partie sur la cooptation, par l’élection aux magistratures, qui fut vite confiée à la haute assemblée. Mais l’empereur avait son mot à dire: il pouvait toujours recommander tel ou tel candidat ou rayer de l’album qui lui déplaisait. Le census jouait ici un grand rôle: il fallait posséder une fortune d’un million de sesterces, ce qui était relativement peu, et elle devait consister uniquement en biens-fonds; la réputation intervenait aussi; surtout il fallait servir l’État, en particulier par l’exercice des magistratures.

Ces charges, annuelles, collégiales et sans itération immédiate possible, étaient réparties suivant un ordre strict et constituaient la «carrière des honneurs»: les questeurs s’occupaient de finances, dans les provinces sénatoriales ou à Rome; les édiles collaboraient à l’entretien des bâtiments, mais les tribuns de la plèbe ne faisaient plus rien; les préteurs «disaient le droit», et les consuls se contentaient de jouir d’un titre particulièrement apprécié. Des fonctions préliminaires précédaient cette carrière, le tribunat laticlave dans une légion et un poste de vigintivir (il existait quatre commissions totalisant vingt membres: les trois monétaires surveillaient les émissions du Sénat; quatre jeunes gens assuraient l’entretien des rues; dix autres s’occupaient des procès d’état civil; les trois derniers veillaient à la bonne marche des exécutions capitales). De nombreuses charges intermédiaires s’inséraient entre les magistratures, diverses curatèles (aqueducs et égouts de Rome, routes d’Italie, etc.), des légations (commandements de provinces, de légions, d’armées), et des proconsulats, pour ne citer que les plus fréquentes. Enfin des sacerdoces étaient réservés aux sénateurs, qui pouvaient devenir pontifes, saliens (Mars), augures, arvales (Terre), flamines à Rome (Jupiter, Mars, Quirinus; culte impérial) ou encore entrer dans une sodalité (prêtrise collective); les vierges vestales étaient prises parmi leurs filles.

Les besoins fixèrent à environ six cents le nombre des membres de la haute assemblée, qui eurent droit au titre de «clarissimes». La ville de Rome et la Péninsule même ne pouvant permettre d’atteindre ce nombre, on fit appel à des provinciaux. Mais, au IIe siècle, les Italiens représentaient encore plus de 50 p. 100 du total. Au début de l’époque antonine arrivèrent les premiers Orientaux, et le célèbre Hérode Atticus illustre bien cette promotion du monde grec; à la fin de la même période, les Africains, a-t-on dit, constituaient un véritable lobby qui aurait facilité l’arrivée au pouvoir de leur compatriote, Septime Sévère. Cette diversité d’origines n’empêchait pas l’existence de traits communs, à commencer par la carrière. Mais il y a plus, car il existait un modèle unique de fortune: exclusivement foncière en principe, elle comprenait des demeures à Rome, en Italie, en province, et des domaines dont une partie au moins en théorie devait se trouver dans la Péninsule. En outre, tous étaient attachés à un même système de valeurs. Ils aimaient la patrie, tenaient à leur famille, même s’ils pratiquaient la restriction des naissances (dès Auguste, le jus trium liberorum accorda des avantages à ceux qui avaient au moins trois enfants). Ils jugeaient que l’otium était indispensable (l’absence de travail contraignant et dérogeant). Et enfin ils faisaient grand cas de la culture, ce qui était en particulier le cas d’un petit cercle d’happy few , dévots de la rhétorique et du stoïcisme; deux amis, Tacite et Pline le Jeune, illustrent bien cet attachement à la littérature et à la philosophie.

Les chevaliers

On trouve des similitudes chez les chevaliers, mais aussi des différences. Cette demi-noblesse ou noblesse de fonctions était soumise elle aussi au census . Pendant ces opérations on vérifiait également l’honorabilité et le niveau de fortune des impétrants. Mais d’eux on n’exigeait que 400 000 sesterces comme valeur d’un patrimoine qui pouvait être mobilier ou foncier (il semble bien, d’ailleurs, que la terre ait largement prédominé dans ce capital). De plus, l’ordre équestre a toujours présenté un caractère militaire hérité de l’époque républicaine: le 15 juillet, les officiers, anciens et futurs, devaient défiler à cheval et montrer ainsi leur capacité à servir au sein de l’armée; les plus âgés et les impotents reçurent le droit de tenir leur monture par la bride lors de cette cérémonie appelée probatio equitum . On exigeait aussi qu’ils se mettent au service de l’État en suivant un type de carrière qui leur était propre, et ici le souverain pouvait également intervenir en octroyant ou en refusant des postes.

Ces fonctions peuvent être groupées en quatre rubriques principales. Tout d’abord, le jeune chevalier commençait par exercer des commandements, les trois milices équestres, qui, au IIe siècle, comprenaient successivement une préfecture de cohorte auxiliaire, un tribunat de légion et une préfecture d’aile; ceux qui étaient bien vus à la cour avaient le privilège d’effectuer trois tribunats à Rome, chez les vigiles, les urbaniciani et enfin dans le prétoire. Les exemptions paraissent avoir été fort rares, mais il semble bien que l’historien Suétone ait bénéficié d’une dispense. En second lieu venaient les procuratèles, gouvernements de petites provinces, comme les Alpes ou les Maurétanies, ou directions de services divers, surtout financiers, dans l’Empire ou à Rome. Ces charges étaient réparties en plusieurs classes, en fonction des salaires annuels versés: 60 000 sesterces, 100 000, ou 200 000, ou encore 300 000. À l’intérieur de chacun de ces niveaux on distinguait encore des degrés qui dépendaient de la dignité plus ou moins grande attachée à chaque activité. Les plus brillants des chevaliers atteignaient ensuite un troisième niveau, celui des grandes préfectures. Ils étaient amiraux de l’une des deux flottes italiennes, celle de Ravenne ou celle de Misène, comme Pline l’Ancien au moment de sa mort. Puis venaient, à Rome, le commandement des vigiles et ensuite la responsabilité de l’annone, l’approvisionnement de la capitale. Au-dessus encore, le préfet d’Égypte gouvernait ce pays. Enfin la préfecture du prétoire, normalement collégiale à partir du règne de Tibère, représentait le sommet de la carrière équestre. Son titulaire remplaçait l’empereur quand celui-ci était empêché, il contrôlait la haute administration, la justice, et commandait l’armée. Au cours de la crise du IIIe siècle ce poste menait son titulaire à la pourpre. Enfin, certains sacerdoces de Rome étaient réservés à des chevaliers, qui devenaient ainsi haruspices ou luperques.

Le service de l’État conférait privilèges et honneurs. Le chevalier recevait un «cheval public»; il était, dans les inscriptions, equo publico . On l’appelait aussi «homme distingué» (vir egregius ); les grandes préfectures donnaient droit au titre de «perfectissime» et celle du prétoire faisait de son titulaire un «éminentissime». Les membres de cet ordre se reconnaissaient également à l’anneau d’or qu’ils portaient, et à l’angusticlave, une bande de pourpre étroite qui décorait leur toge. Des places leur étaient réservées dans les lieux de spectacles, notamment au théâtre.

Les salaires représentaient une partie de leurs fortunes. Mais celles-ci étaient pour l’essentiel constituées par des propriétés foncières. Quelques-uns s’adonnaient aux affaires, investissaient dans la banque ou dans des compagnies d’assurance, ou encore ils prenaient à ferme des revenus de l’État (ce sont les publicains), mais la perception directe s’étendit régulièrement tout au long du Ier siècle, faisant disparaître ce type de profit. Le plus souvent, ils disposaient d’une honnête aisance, sans plus; on ne rencontrait en leur sein que peu de personnages très riches, comme le célèbre Mécène, l’ami d’Auguste.

Une grande fortune et surtout la faveur du prince pouvaient leur ouvrir l’accès du Sénat. Une telle promotion se traduit, dans les inscriptions, par des carrières mixtes: charges équestres puis adlection par l’empereur («choix», «appel») et enfin magistratures. Une élévation trop rapide pouvait exciter des ambitions démesurées, comme celles de Séjan, qui aspira à l’Empire, mais qui représente un cas exceptionnel avant la crise du IIIe siècle. L’ouverture constituait en effet un des caractères les plus importants de l’ordre équestre, ouverture vers le haut, vers le Sénat donc, mais aussi vers le bas. En effet, il recrutait ses nouveaux membres dans le milieu des notables municipaux, des décurions. Ceux-ci, quand ils remplissaient les conditions exigées au census , devaient exercer la charge de chef de cabinet d’un magistrat (on appelait cela la «préfecture des ouvriers») ou servir à Rome dans une décurie de juges. Ces deux offices fonctionnaient un peu comme les «savonnettes à vilains» de notre XVIIIe siècle. Ensuite seulement venaient les milices.

Un dernier point à évoquer est celui des mentalités collectives. Certains historiens ont écrit que les chevaliers s’opposaient aux sénateurs sur ce point, que le dynamisme et l’absence de préjugés des uns contrastaient avec le conservatisme des autres. Mais des travaux récents tendent à montrer, avec raison semble-t-il, qu’ils respectaient tous les mêmes valeurs et suivaient les modes de pensée dominants, c’est-à-dire ceux de l’aristocratie.

Les notables

En descendant d’un degré la hiérarchie sociale, on passe aux notables; on trouve là encore un milieu privilégié mais fort différent de celui des sénateurs ou des chevaliers. On peut également les appeler décurions, mais il vaut mieux éviter le terme trop anachronique de «bourgeois». Il s’agit d’une classe sociale actuellement à la mode: découverte au XIXe siècle grâce à l’épigraphie, elle n’en finit pas de fournir aux chercheurs matière à publications. Elle présente trois centres d’intérêt principaux. D’une part, elle détenait le pouvoir dans les cités: elle monopolisait les magistratures (questure, édilité, duumvirat), ainsi que les sacerdoces municipaux, et elle peuplait les curies. Elle manifestait souvent son amour pour la patrie par ses générosités, par son évergétisme: Pline le Jeune, devenu sénateur, n’oublia pas Côme; et à l’autre bout du monde, en Anatolie, Opramoas donna beaucoup d’argent pour Rhodiapolis. Mais d’autres personnages, après avoir fait des promesses pour être élus (fondations ou liturgies, monuments, distributions ou spectacles), essayaient d’échapper au versement, parce qu’ils ne pouvaient plus ou ne voulaient plus l’effectuer. Dans ce cas, le gouverneur pouvait contraindre ces évergètes récalcitrants, et il leur faisait même payer des intérêts. Car ces gens dépensaient beaucoup, et les cités également pouvaient connaître des bilans fortement déficitaires; mais, alors, le pouvoir impérial nommait un curateur chargé de rétablir les finances de la collectivité tout en respectant son «privilège de liberté».

Cette activité impliquait un minimum d’aisance. De fait, les notables vivaient pour l’essentiel de revenus fonciers; mais leurs domaines dépassaient rarement les bornes du terroir municipal et il existait entre eux une forte inégalité: l’ordre des décurions avait les pieds chez les humiliores , les gens simples, et la tête chez les honestiores , les gens respectables; et, quand on manquait de monde dans la curie, on désignait de nouveaux membres, qui entraient ainsi sous la contrainte dans le sénat local. Au IIIe siècle, en Égypte, certains d’entre eux ont préféré s’enfuir au désert. Les plus riches pouvaient accroître leur fortune par la pratique du commerce et par la mise en activité d’ateliers d’artisanat. Des mariages judicieux pouvaient intervenir pour renforcer les situations acquises: quelques familles contrôlaient aisément la vie économique et municipale d’une cité; de là l’importance de l’hérédité pour ces deux domaines.

Enfin, les notables jouaient un rôle politique, discret et indirect, mais efficace. Ils représentaient en effet un des soutiens les plus fermes du pouvoir qui leur garantissait la paix et l’ordre. D’où leur attachement au culte impérial. Chaque ville élisait annuellement un flamine. Périodiquement, les prêtres de chaque cité se réunissaient, constituant une assemblée qui célébrait à son tour cette religion officielle après avoir désigné l’un d’entre eux pour le sacerdoce provincial.

Comme les sénateurs et les chevaliers, les décurions avaient donc des devoirs à l’égard de la collectivité et de l’État, obligations qui étaient justifiées par leur situation: malgré leur petit nombre, les riches possédaient tout. Les prolétaires, les pauvres, étaient, bien entendu, dispensés de ces charges qu’ils n’auraient pu acquitter de toute façon. Ces derniers représentaient la plus grande partie de la population, une masse que son énormité même rendait fort diverse.

Les plébéiens

On peut distinguer, dans ce cas, les plébéiens, hommes libres et pauvres, les affranchis et les esclaves. À la différence de l’époque républicaine, ceux-ci n’assuraient plus nulle part le gros de la production économique. Mais le nombre même des plébéiens, à ce niveau également, impose encore des distinctions. La plèbe de Rome jouissait de privilèges: c’est elle qui avait effectué la conquête du monde méditerranéen. Ces maîtres du monde estimaient avoir des droits, mais pour l’essentiel ils se contentaient d’être assistés. Ils ne demandaient, suivant l’expression cruelle de Juvénal, que «du pain et des jeux». Le prince pourvoyait aux besoins dans ces deux domaines. La «plèbe frumentaire» bénéficiait au premier chef de distributions de blé d’abord, puis d’huile, de vin, de viande, etc.; la générosité impériale, gage de la stabilité du régime, ne cessa d’étendre le champ de son action. Le service de l’annone était chargé de recueillir le blé, de le transporter et de le répartir. Mais les familles vivaient entassées dans des immeubles où le bois comptait autant que la brique, sans eau sauf au puits, sans chauffage à l’exception de braseros, d’où des incendies graves et fréquents. Comme on l’a dit plus haut, Rome n’était pas «une ville de fainéants»; tous ces gens exerçaient des petits métiers, et la générosité de l’État ne constituait qu’une sorte de «S.M.I.C.» de l’Antiquité.

En Italie et dans les provinces, on retrouve une même classe d’hommes libres et pauvres. Ce sont les genres de vie qui les différenciaient, mais d’autres critères intervenaient. Vivant en ville, ces hommes bénéficiaient de l’évergétisme des notables qui se révélaient à l’évidence moins généreux que l’empereur en n’offrant des jeux ou des distributions qu’au moment des élections. Ces humbles, qui constituaient le populus , l’assemblée des adultes de la cité, étaient néanmoins sollicités à cette occasion. Leurs enfants, s’ils devenaient orphelins, pouvaient être aidés par l’État grâce aux alimenta créés par Trajan pour les garçons, par Faustine pour les filles, mais cette caisse de secours n’intervenait qu’en Italie. Enfin, ils s’entraidaient ou se défendaient au moyen d’associations appelées collèges ou corporations: regroupés par corps de métiers (charpentiers, marins, marchands de vin, d’huile, etc.), elles étaient organisées un peu sur le modèle municipal avec des responsables élus et des assemblées. Les autorités, qui s’en méfiaient, les surveillaient étroitement et, au besoin, les interdisaient. Elles se portaient néanmoins fort bien dans certaines villes, par exemple à Lyon et de manière plus générale dans les principaux centres de Gaule. Une certaine diversité régnait néanmoins au sein de cette plèbe urbaine: les statuts juridiques (pérégrins, romains) différenciaient les hommes; les genres de vie intervenaient également: une petite ville n’offrait pas les mêmes avantages qu’une grande, et les métiers créaient aussi des différences: artisans, commerçants ou membres des «professions libérales» côtoyaient des paysans qui partaient aux champs tous les matins et ne restaient dans l’agglomération que pour la nuit, ou pour les cérémonies civiques et religieuses.

Il existait d’ailleurs aussi une plèbe rurale, que nous connaissons mal; il faut recourir à Pline l’Ancien et à Columelle, et interroger les rares témoignages que l’épigraphie et l’archéologie nous transmettent. La terre était donc travaillée par des hommes qui, dans leur grande majorité, jouissaient de la liberté; mais le statut de pérégrin semble avoir été largement prépondérant. Certains ne possédaient rien du tout et louaient leur force de travail sur de grands domaines; d’autres entraient dans la catégorie des petits propriétaires indépendants; c’était notamment le cas des vétérans. Mais le développement du colonat, favorisé par la législation d’Hadrien, créa une nouvelle catégorie sociale tout à fait importante; en échange d’une redevance se montant en gros au tiers de la récolte, le paysan qui mettait en valeur une terre non exploitée en devenait le propriétaire de fait: il ne pouvait en être chassé et, s’il le désirait, il transmettait le domaine à son fils. La plupart cultivaient le sol; certains pratiquaient l’élevage, en particulier les semi-nomades qui vivaient aux marges de l’Empire, en Syrie, en Arabie, en Égypte et en Numidie. Certains se satisfaisaient de leur sort, au point de le trouver enviable: le célèbre «moissonneur de Mactar», connu par une inscription africaine, est né dans la plus extrême pauvreté; grâce à un travail acharné, il a pu devenir propriétaire, notable, et entrer dans la curie de sa cité, ce qui a comblé tous ses désirs. D’autres au contraire se révoltaient, comme firent les paysans de Souk el-Khemis, dans la Tunisie actuelle: ils s’estimaient opprimés par le procurateur impérial, et Commode leur donna raison! Et peu auparavant, en Égypte, l’insurrection des boucoloi était venue conforter la tentative d’usurpation d’Avidius Cassius, en 175.

À côté des paysans et des citadins, il existait une troisième catégorie de plébéiens que les historiens ont souvent négligée: les soldats. De fait, ils n’étaient ni de la ville ni de la campagne mais du camp. Ils exerçaient un vrai métier et faisaient une véritable carrière, car ils servaient environ vingt-cinq ans, et percevaient un salaire régulier, trait fort original en ces temps. Tous libres, ils se classaient en pérégrins (marins, auxiliaires) et citoyens romains (légionnaires, urbaniciani et prétoriens). Leurs revenus, sans être extraordinaires, étaient assez élevés pour attirer toutes sortes de civils; des agglomérations, appelées canabae , se créèrent près des camps, comme à Mayence en Germanie, à Rapidum en Maurétanie, et tout au long du «limes».

Les affranchis

Il faut ensuite présenter un groupe qui, par certains aspects, se situe au-dessus des plébéiens, et par d’autres en dessous; il s’agit des affranchis. Très souvent on les étudie avec les esclaves; c’est une erreur: entre affranchis et esclaves il n’existe qu’une différence, la liberté, mais elle est de taille, et les uns l’avaient, les autres pas. L’ingénuité pouvait être obtenue de différentes manières: elle était achetée grâce au pécule ou constituait un don gracieux du maître (par testament, devant le préteur, lors du census notamment: les formes juridiques présentaient une grande variété). Le personnage ainsi promu souffrait cependant d’une infériorité morale: il conservait la «tache servile» qui le faisait mépriser de tous, même et surtout de plus pauvre que lui; elle entraînait une situation d’exclusion, dans les mentalités collectives, par le dédain qu’elle engendrait, et dans la vie quotidienne par l’interdiction de certaines fonctions (on ne trouve pas d’affranchis dans l’armée en règle normale: ils n’étaient pas dignes de porter les armes). En outre, le maître devenait automatiquement le patron de son ancien esclave qui, de la même manière, se trouvait être son client, avec les obligations que ce lien comportait. Ce groupe social se distinguait par son dynamisme, notamment en matière économique, et le fameux Trimalcion inventé par Pétrone reproduisait certainement un type social très connu. Les affranchis impériaux représentaient une élite: le contact avec le pouvoir et l’influence qu’ils pouvaient avoir sur le prince les isolaient au-dessus de la masse de leurs congénères, et on n’oubliera pas les Polybe, Pallas, Calliste et Narcisse attachés à Claude. Satisfaits de leur sort, en général, ils pratiquaient le culte impérial avec enthousiasme au sein des collèges d’augustales et de sévirs.

Les esclaves

Rien de semblable chez les esclaves, parmi lesquels régnait une plus grande diversité, qui impose d’éviter les clichés larmoyants: quoi de commun entre celui qui travaillait au service de l’empereur, entre l’artisan, la prostituée, le gladiateur, le laboureur et le berger isolé dans sa montagne? Une seule chose en fait: le statut juridique. En théorie, l’esclave n’avait aucun droit; cité comme témoin par la justice, il devait au préalable être soumis à la torture pour que ses réponses fussent prises en considération. Mais, dans la pratique, la situation se présentait sous un jour différent. L’adoucissement général des mœurs et l’influence du stoïcisme avaient amélioré cet état – il ne faut pas oublier que les deux plus grands penseurs stoïciens étaient un ancien esclave, Épictète, et un empereur, Marc Aurèle. Ainsi la propriété fut tolérée: on permit la constitution d’un pécule (pratique fort ancienne il est vrai), on admit la possession d’une tombe et même d’un «vicaire», esclave de l’esclave. Les droits du maître, en particulier celui de vie et de mort, cessèrent d’être absolus. Et on accepta l’existence de familles: il n’était plus question de séparer les conjoints ou d’arracher des enfants à leurs parents. Cette amélioration s’explique aussi en partie par deux autres facteurs. D’une part, l’essor du colonat réduisait le rôle de la main-d’œuvre servile, qui pouvait être moins pressurée. D’autre part, les modes d’approvisionnement évoluaient: la guerre intervenait moins, sauf en de rares occasions, comme les campagnes de Trajan en Dacie; la justice ne fournissait que quelques condamnés en général réservés aux mines ou à l’amphithéâtre; les marchés comptaient aussi certes: on achetait des captifs barbares ou des enfants que leurs parents avaient abandonnés sur des tas de fumier, et qui recevaient de ce fait le nom de Stercorosus , «le Merdeux»; surtout, le maître attendait les naissances qui survenaient dans sa propre familia , et il lui était alors plus difficile d’être sévère; on ne se conduit pas de la même manière avec un prisonnier de guerre et avec quelqu’un qui est né sous son propre toit.

Les «classes dangereuses»

Les esclaves les plus mécontents, ce qui était surtout le cas des gladiateurs, pouvaient s’enfuir. Ils rejoignaient alors les «classes dangereuses», situées au bas de la hiérarchie sociale et constituées en outre par des déserteurs, des brigands, tel ce Maternus qui, au temps de Commode, effraya les Gaules. On y trouvait également toutes sortes d’irréguliers, de vagabonds, de réfractaires à l’ordre établi. On y voyait aussi une grande variété de charlatans, mages et haruspices, de mendiants et de voleurs. On lira à ce propos certaines pages du Satiricon de Pétrone, ainsi qu’un roman du IIe siècle, Les Métamorphoses de l’Africain Apulée de Madaure, qui dépeint bien ce milieu (on consultera aussi, de même, L’Âne d’or de Lucien de Samosate).

La société du Haut-Empire, qui n’était ni plus ni moins inégalitaire que bien d’autres, avait néanmoins mis en place des barrières de protection, et notamment elle avait admis un minimum de mobilité: l’esclave pouvait devenir affranchi, le plébéien notable, le notable chevalier et le chevalier sénateur. Mais, en règle générale, un homme ne franchissait qu’un degré dans son existence. Les mérites supplémentaires qu’il s’était acquis servaient pour son fils.

Cette organisation laisse bien, malgré l’existence de déclassés, malgré ses injustices trop réelles, l’impression d’un certain équilibre. On ressent la même impression d’ordre dans la littérature, les arts, la vie religieuse, dans toutes les productions de l’esprit et du cœur engendrées par cette société du Haut-Empire romain.

Les sensibilités: lettres, arts et religions

Que le Haut-Empire ait été une grande époque dans l’histoire de l’humanité, nous en avons des preuves: en est une la mesure manifestée par les hommes de ce temps pour exprimer leurs sensibilités; mais il y a aussi la puissance: dans tous les domaines de la vie intellectuelle et artistique, la production se caractérisa par son abondance.

Il ne saurait être question d’aborder ici la littérature impériale du point de vue de la forme, de la grammaire et du vocabulaire; mais il faut la présenter dans ses liens avec l’histoire. Il faut surtout à cet égard la réhabiliter contre les philologues: les latinistes, estimant, à juste titre d’ailleurs, que la langue qu’ils étudient avait atteint sa perfection avec Cicéron, considèrent la période suivante comme une longue époque de déclin, ce qui n’est juste que de leur seul point de vue. Mais, dans son manuel devenu un classique, Jean Bayet consacrait un chapitre à la «décadence antonine», étendant son jugement de la forme au fond. Cette «décadence» a pourtant produit Pline le Jeune, Suétone et Tacite! Quant aux hellénistes, pour qui Platon demeure la référence, on n’ose imaginer quel regard ils portent sur Plutarque. En fait, le principat a bien vu se développer une vraie littérature, qui s’exprimait sans doute moins bien que celles des siècles précédents, mais qu’il serait injuste de mépriser. Son importance même impose des distinctions, géographiques d’abord (Occident latin-Orient grec), religieuses et chronologiques d’autre part (écrivains païens-auteurs chrétiens). On observera ici une évolution qui est passée par cinq phases successives sans solution de continuité.

Le «siècle d’Auguste» fut une grande époque, politique d’abord, intellectuelle ensuite grâce à l’œuvre de l’historien Tite-Live et grâce à la production de poètes comme Virgile et Horace, ou encore comme les élégiaques au premier rang desquels se trouve Ovide.

Sous les Julio-Claudiens successeurs d’Auguste, l’Orient produit peu; cet effacement correspond à la situation générale de cette partie de l’Empire qui semble avoir eu plus de mal que l’Occident à effacer les séquelles de la guerre civile. On remarquera surtout l’œuvre du géographe Strabon, qui a fourni une description physique et humaine du monde de son temps. En Occident, l’Espagne connaît une phase d’essor qui se marque dans tous les domaines. L’agronome Columelle, originaire de Gadès, a laissé un traité, De re rustica , qui traduit ses préoccupations de grand propriétaire et sa curiosité d’intellectuel. Lui aussi originaire de la péninsule Ibérique, Sénèque est plus célèbre. Également fort riche, il demeure surtout pour nous un philosophe stoïcien et le précepteur de Néron, puis un homme influent dans la vie politique sous cet empereur; il a écrit une œuvre abondante comprenant notamment des dialogues (La Tranquillité de l’âme , La Brièveté de la vie ) et des traités (La Clémence , Les Bienfaits ). Un autre Espagnol enfin a illustré un genre littéraire différent: Lucain, dans sa Pharsale , a choisi de raconter en vers la phase de la guerre civile qui a opposé César à Pompée. Pétrone, «l’arbitre des élégances», vécut également au temps de Néron, mais, lui, n’était pas espagnol. Dans un roman court et passionnant, le Satiricon , il a dépeint les milieux interlopes de l’Italie de son temps.

L’équilibre entre l’Orient et l’Occident se rétablit sous les Flaviens. En grec, il faut d’abord citer l’œuvre de Flavius Josèphe. Noble juif, il fut un des chefs de la révolte de 66; pris par les Romains, il comprit que l’insurrection de son peuple ne pouvait réussir, et il se rangea dans le camp des vainqueurs auxquels il essaya de prouver l’ancienneté des siens (Les Antiquités judaïques ); il tenta également d’expliquer ce qui s’était passé en Judée à partir de 66 tout en se justifiant (La Guerre des Juifs ). Dans un tout autre milieu idéologique, le philosophe stoïcien Épictète, esclave phrygien qui, après son affranchissement, enseigna en Épire, est tout aussi digne de considération. Certes, il n’a laissé aucun écrit, mais ses propos ont été conservés par Arrien (Entretiens puis Manuel ). Cette doctrine présenta une grande importance pour les Romains que séduisait son austérité: elle devint en quelque sorte la philosophie officielle de l’Empire. En latin, l’œuvre considérable de Pline l’Ancien, chevalier originaire de Côme, L’Histoire naturelle , nous livre la quasi-totalité des connaissances de son temps: il s’agit d’une vaste encyclopédie. Plus modeste en quantité mais très originale, l’œuvre du poète Juvénal, les Satires , nous fait connaître un modeste chevalier italien qui déteste tout ce qui n’est pas lui, et qui le dit avec une méchante drôlerie.

Au siècle des Antonins, les équilibres se modifient: le grec l’emporte au moins par la quantité. La littérature d’expression latine n’en brille pas moins pour autant, surtout dans les premières décennies, avec un groupe de trois amis. Pline le Jeune, neveu de Pline l’Ancien, a écrit une abondante correspondance qui fait revivre toute la bonne société de son temps, ainsi qu’un Panégyrique de Trajan . Considérablement enrichi, il était entré au Sénat. Tacite appartenait au même milieu. Après avoir rédigé des Histoires consacrées à la crise de 68-69, il avait publié des Annales qui voulaient montrer comment Rome en était arrivée là et qui étudiaient la période 14-68. Cet auteur se caractérise par un pessimisme hautain et aristocratique qui, d’une œuvre à l’autre, s’accrut encore. Simple chevalier, protégé des deux autres, Suétone a fait carrière dans la haute administration; ses charges lui ont permis d’avoir accès aux archives du palais. On regrettera que ses Vies des douze Césars aient privilégié les commérages, mais, telles qu’elles sont, elles donneront satisfaction à l’amateur d’histoires et au spécialiste d’histoire. Très différent des trois auteurs qui viennent d’être cités, l’Africain Apulée de Madaure manifeste la vigueur nouvelle du Maghreb romain. Il a écrit une remarquable nouvelle, Les Métamorphoses , qui raconte la transformation d’un homme en âne et les aventures qui en découlent; il a plaidé sa propre cause dans une affaire de magie (L’Apologie ) et a prononcé des conférences érudites.

À la même époque, la littérature grecque explose dans toutes les directions. Le premier nom, et le plus prestigieux, est celui de Plutarque. Originaire de Chéronée en Béotie, prêtre d’Apollon à Delphes, il resta toute sa vie un Grec fier du passé et de la culture de son peuple, et un sage. Les Vies parallèles , par la traduction qu’en fit Amyot, font partie de notre patrimoine; elles donnent à chaque page des exemples de vertu. Les Œuvres morales visent le même but; elles étudient également la philosophie et la religion. Mais tous les genres furent pratiqués au IIe siècle. Le rhéteur Aelius Aristide écrivit notamment, au milieu du siècle, un Éloge de Rome , qui rend bien compte de la situation de l’Empire à ce moment. L’histoire fut également illustrée par Arrien, un sénateur originaire de Nicomédie (Anabase d’Alexandre), philosophe et aussi auteur d’ouvrages de tactique, et par Appien, qui travailla dans l’administration à Alexandrie et qui a rédigé une Histoire romaine présentant l’originalité d’être conçue par régions et non pas chronologiquement. Tirant orgueil lui aussi de son passé et de sa culture, Pausanias, sans doute originaire d’Anatolie, a laissé une Périégèse , sorte de «Guide bleu» de la Grèce de son temps, qui donne en plus une histoire des cités et un aperçu de leurs cultes. L’auteur le plus original reste néanmoins Lucien de Samosate, dont on retiendra surtout les romans et les contes, qui traduisent son hostilité à l’encontre des philosophies et des religions (L’Âne d’or , Les Dialogues des dieux , Les Dialogues des morts , entre autres publications). Enfin, le plus grand par son austère courage demeure Marc Aurèle; ses Pensées constituent une des bases doctrinales du stoïcisme.

La dernière période de ce Haut-Empire correspond donc au IIIe siècle. Pour l’Occident c’est, du point de vue de la pensée, celui de l’Afrique chrétienne, avec les œuvres de deux Pères de l’Église, le vigoureux polémiste Tertullien (Apologétique , Aux nations , notamment) et saint Cyprien, auteur d’une correspondance et de nombreux traités théologiques qu’imprègne un ton plus mesuré que celui de Tertullien. L’Orient grec reste néanmoins plus fécond. Il propose comme penseurs païens de premier ordre Dion Cassius et Plotin. Dion Cassius, sénateur originaire d’Asie Mineure, avait rédigé une Histoire romaine en partie perdue qui oppose, avec prudence il est vrai, les bons et les mauvais empereurs. Plotin, lui, vécut au plus fort de la crise du IIIe siècle, et il entra dans l’entourage de Gallien et Salonine, l’empereur et sa femme. Ses Ennéades représentent un moment majeur dans l’histoire spirituelle de Rome: elles correspondent en effet à une conversion des élites intellectuelles au néo-platonisme. La littérature chrétienne posséda ici aussi ses Pères, avec notamment Origène, un Alexandrin qui donna à sa foi des bases scientifiques, philologiques et philosophiques, ainsi qu’avec Clément, un autre Alexandrin presque aussi érudit.

Cette brève évocation des principaux écrivains et de leurs œuvres aura montré que le Haut-Empire ne fut pas une période de «décadence»; elle aura aussi sans doute décrit des diversités régionales, et à cet égard complété le tableau de l’économie présenté plus haut. Mais il ne fait aucun doute qu’une étude de l’art romain aboutirait aux mêmes conclusions. La grandeur de cette époque est perçue même par le simple touriste qui parcourt le bassin méditerranéen: que de ruines n’a-t-elle pas laissées, depuis Volubilis jusqu’à Baalbek, et depuis Palmyre jusqu’au Mur d’Hadrien! La splendeur et la puissance des œuvres se dégagent d’abord de l’architecture. La série des forums impériaux dans le centre de Rome et les autres monuments de la Ville donnent une bien faible idée de cette esthétique comparés aux innombrables constructions réparties à travers tout l’Empire. De plus, des œuvres nombreuses et de grande valeur ont été répertoriées, ou sont en train de l’être, en particulier pour la sculpture, la mosaïque et la décoration sur céramique (notamment les lampes).

S’il existe une esthétique impériale, sans doute plus sensible à l’examen des monuments urbains que dans les objets, la vie religieuse traduit une étonnante complexité et présente le spectacle d’une harmonieuse cohabitation de dieux fort divers. Remarquons au préalable que les mentalités étaient, dans l’Antiquité, imprégnées de religiosité, et plus encore celles des Romains: ils se définissaient volontiers comme les hommes les plus pieux du monde. Les cultes indigènes avaient été respectés partout. Rome n’en avait pas moins apporté ses propres dieux, traditionnels, comme Jupiter, Junon, Minerve... ou plus récents comme les Génies et Numina des empereurs, ainsi que les souverains divinisés, qui étaient honorés avec autant de ferveur. Enfin, en Occident, s’étaient répandues des religions orientales (Isis, Cybèle, Mithra...), et le christianisme avait également fini par se diffuser.

La littérature et l’art du Haut-Empire, ainsi que cette harmonieuse vie religieuse, correspondent bien à ce que l’on attend d’une période de paix et d’équilibre. Ce mouvement devait se poursuivre au moins encore pendant l’époque des Sévères.

5. La dynastie des Sévères (193-235)

Septime Sévère

La mort de Commode ouvrit, comme autrefois celle de Néron, une crise grave. Les armées de province ne supportèrent pas la comédie que jouaient à Rome les prétoriens, qui après trois mois de règne tuèrent l’excellent Pertinax et donnèrent la pourpre à Didius Julianus, qui leur promettait davantage. L’armée du Danube marcha sur Rome et imposa son chef, Septime Sévère. Il dut se débarrasser de deux rivaux, en Orient Pescennius Niger, soutenu par la population et l’armée de Syrie, qui fut vaincu et tué en 194 ou 195, et en Occident Clodius Albinus, proclamé par l’armée de Bretagne et soutenu par la Gaule, battu et tué près de Lyon, qui fut terriblement ruinée (197). Septime Sévère avait engagé une brillante campagne en Mésopotamie et il imposa aux Parthes une paix avantageuse, qui donnait à Rome une province nouvelle, en haute Mésopotamie. Il passa à Rome les années 202 à 208, partit alors pour la Bretagne combattre les Barbares de Calédonie, et y mourut en 211. Né en Afrique, à Lepcis Magna (Tripolitaine), il appartenait à une famille romanisée, et il avait suivi une carrière sénatoriale régulière. Marié à Julia Domna, une Syrienne issue d’une famille sacerdotale d’Hémèse, dont le Baal était célèbre, il eut autour de lui un grand nombre d’Africains et de Syriens. Actif et ambitieux, attaché à sa famille, c’était un bon général, mais surtout un juriste et un administrateur. Il comprit mieux que les Antonins les besoins de l’Empire, les plaintes des provinciaux et des humbles qu’il voulut sincèrement soulager, d’autant plus qu’il détestait les sénateurs de Rome et les Italiens. Ses débuts difficiles, les pillages auxquels se livrent ses troupes, l’exécution de quelques dizaines de sénateurs et la confiscation massive des biens de ses ennemis, qui enrichissent sa caisse personnelle, la res privata , laissèrent une pénible impression; l’influence qu’il laissa prendre à ses fidèles soldats danubiens contribua à militariser le régime. Le principat, d’essence libérale, issu des anciennes magistratures, fait place peu à peu au « dominat », monarchie dont le chef est le dominus , le maître de ses sujets. Septime Sévère fit de l’armée la pépinière de l’ordre équestre, en permettant au soldat illyrien, encore proche de la paysannerie, voire de la barbarie, d’accéder à de hauts postes. L’armée fut comblée: soldes augmentées, fréquence des donativa, nourriture et entretien gratuits, droit pour les sous-officiers de se réunir en collèges, pour les soldats mariés de vivre en ville hors du service. Les effectifs furent accrus de trois légions «parthiques», commandées par des chevaliers, et l’une d’elles fut cantonnée près de Rome. Les prétoriens, des Italiens en majorité, furent licenciés et de nouvelles cohortes, portées à 1 000 hommes, furent recrutées dans l’élite des légions danubiennes. Ainsi les sénateurs et les Italiens étaient durement frappés, d’autant plus que les provinces les plus importantes étaient souvent confiées à des chevaliers (par intérim). Tels sont les traits les plus marquants de la «révolution sévérienne», mal jugée par la tradition sénatoriale (Dion Cassius) et par certains modernes (Rostovtseff) qui estiment que Septime Sévère a préparé l’alliance des paysans et de l’armée contre les élites sociales, sénateurs et décurions, et parlent, non sans excès, de «lutte de classes». La situation des villes s’aggravait: afin de nourrir les soldats, un impôt, l’annone militaire, payable en nature, fut organisé, promis à un long avenir, versé par les propriétaires fonciers, y compris ceux de l’Italie jusque-là exempts d’impôt; cette annone fut levée par les sénats municipaux, dont les membres les plus riches (les dix plus riches en principe, ou decemprimi ) furent déclarés pécuniairement responsables. Septime Sévère s’entoura de juristes, souvent orientaux, auxquels il confiait la préfecture du prétoire (Papinien). Dans l’administration, les postes se multiplient et des procurateurs nouveaux (leur nombre total passe de 136 à 174) contrôlent la gestion des sénateurs: l’ordre équestre a partout le rôle principal. L’armée fournit également des chargés de mission, sous-officiers zélés, rustres et brutaux, parfois corrompus (frumentarii ), qui sous prétexte de contrôler la rentrée de l’annone espionnent à l’occasion et rançonnent les paysans. Les impôts sont levés avec rigueur, car les dépenses sont lourdes: entretien des troupes, faveurs à la plèbe romaine, constructions grandioses (à Rome même, en Afrique surtout), et il faut, en 194, dévaluer d’un tiers le denier. Mais avec ces méthodes autoritaires, Septime Sévère assura l’ordre et la paix, et pour certaines provinces son règne est celui de la plus grande prospérité: l’Afrique, dont il était originaire, la Bretagne, la Pannonie, où s’installèrent comme vétérans beaucoup de ses Danubiens, et la Syrie, le pays de sa femme, riche en juristes et en marchands.

Les religions, les philosophies et les superstitions de l’Orient triomphent sous ce règne, notamment le culte de Mithra. Philostrate écrit pour Julia Domna, férue de philosophie et de religion, la Vie d’Apollonios de Tyane , un thaumaturge à demi légendaire du Ier siècle. Une tendance au syncrétisme se manifeste, confusion des grandes divinités, solaires particulièrement (Hélios, Sol, Sérapis, Baals syriens, Mithra), qui révèle une propension au monothéisme, dont le christianisme a peut-être profité. Après l’époque des apologistes du IIe siècle (Justin) apparaissent les premiers théologiens (Tertullien, Clément d’Alexandrie), et l’Église s’organise fortement, avec ses évêques, diacres et presbytres (prêtres). Devant les excès de certains chrétiens qui refusent le service militaire et le culte impérial, recherchant le martyre, Septime Sévère devint persécuteur: les édits de 202 interdirent la conversion des païens (prosélytisme juif aussi bien que chrétien) et l’Église connut des poursuites et quelques exécutions, mais l’alerte fut brève et cessa après 211.

Sans rien changer au pouvoir impérial (il prit pourtant le titre de proconsul) ni à son idéologie, Septime Sévère tourna à son profit la popularité des Antonins en se déclarant fils de Marc Aurèle et frère de Commode. Mais il en revint à l’hérédité naturelle et proclama ses deux fils Augustes, l’un en 198, l’autre en 209. De 209 à 211, l’Empire eut trois Augustes, ce qui assurait la succession.

Les successeurs

L’aîné, Caracalla (211-217), violent et mégalomane, eut tôt fait de tuer le cadet, Geta (212). Cependant il conserva les conseillers de son père et suivit la même politique avec plus d’insolente brutalité. Les soldes militaires furent augmentées une nouvelle fois. Pour financer sa politique extérieure et ses constructions gigantesques (thermes de Rome), il doubla l’impôt sur les successions, exigea des sénateurs d’incessantes prestations (Dion Cassius, LXXVIII, 9-10). Le denier fut de nouveau dévalué, par la création de l’antoninianus, de même valeur que le denier de Marc Aurèle, mais dont le cours forcé était probablement fixé au double. Il publia en 212 le célèbre édit, qui donnait le droit de cité à tous les habitants de l’Empire, sauf aux «déditices» (Barbares soumis par la force, peut-être aussi une partie de la population égyptienne de statut inférieur). La portée de cette mesure, quels qu’en soient les motifs, est immense: elle fut pour les provinciaux une véritable promotion sociale et renforça l’unité morale du monde romain. Cependant la diffusion de ce droit, qui aurait paru impensable aux Antonins, en affaiblit l’intérêt en soulignant le nivellement de la société: tous les habitants de l’Empire sont maintenant, malgré leur nom, moins des citoyens que les sujets d’un maître absolu. Se plaçant avec un enthousiasme enfantin sous le patronage d’Alexandre le Grand, Caracalla, quoique sans qualités militaires, mena une active politique extérieure. De Bretagne, il passa sur le Danube, où il combattit avec succès les Alamans et les Carpes, nouveaux venus dont le nom apparaît sous son règne, mais parfois il se contenta d’acheter la paix aux Barbares qu’il subventionnait, en bonne monnaie. Il voulut surtout triompher en Orient, engagea une campagne contre les Parthes et annexa l’Osrhoène. Au cours de son avance vers le Tigre, il fut assassiné en avril 217. En dépit de sa cruauté et de ses défauts personnels, il eut le mérite d’être resté fidèle à la politique, aux principes et aux innovations de son père.

Le préfet du prétoire, Macrin, qui avait fait assassiner Caracalla, se maintint quelques mois, agissant avec modération pour se rendre populaire. Mais le Sénat n’aimait guère ce chevalier parvenu, et les soldats méprisaient ce civil, formé dans les procuratèles financières. Julia Domna, la veuve de Septime Sévère, mourut en 217, mais sa sœur, Julia Moesa, aussi ambitieuse et plus intrigante, tenait en réserve ses deux petits-fils, derniers rejetons de la dynastie, élevés en Orient, à Antioche et à Hémèse, où ils avaient des partisans et de grandes ressources. L’aîné, Bassianos, fut présenté aux troupes de Syrie comme le fils de Caracalla (il n’était que son cousin), et proclamé en avril 218. Macrin fut bientôt abandonné par son armée et tué. Bassianos, âgé de 14 ans, prit les noms de Marc Aurèle Antonin, et est plus connu sous celui du dieu syrien dont il était le grand-prêtre fanatique, Élagabal. Sans retard ni précautions, il voulut imposer aux Romains ce culte sauvage et érotique, et les irrita en outre par ses allures équivoques, ses débauches et l’avilissement de son entourage de mignons, d’acteurs et de cochers, qui reçurent de hautes dignités. Les prétoriens le tuèrent en 222, et son cousin germain devint empereur sous le nom de Sévère Alexandre. Ce prince, qui régna treize ans (222-235), était dominé par sa mère (Julia Mammaea) et sa grand-mère Moesa. On ne saurait pas grand-chose de lui, n’était la longue Vie que lui consacre l’Histoire Auguste , dont il convient de se défier. On lui attribue une «réaction» en faveur du Sénat, que rien de sérieux n’atteste. En fait, très instruit, sans doute de bonne volonté, mais sans expérience, il fut d’une insigne faiblesse, et sa politique fut sans doute celle des juristes qui l’assistaient. Parmi ceux-ci, le plus important est le préfet du prétoire, Ulpien, qui fut prématurément assassiné (223). Sa politique diffère peu de celle de Septime Sévère. Une campagne en Orient, contre les Sassanides, des Perses beaucoup plus dangereux que les Parthes Arsacides qu’ils avaient supplantés entre 212 et 227, irrita les milieux militaires. Les soldats du Rhin, auprès desquels il s’était rendu en 235, le tuèrent, avec sa mère. La dynastie prenait fin sans gloire, mais avec Septime Sévère et Caracalla elle avait donné à l’Empire une orientation militaire, bureaucratique et égalitaire, qui fut irréversible, parce qu’elle répondait aux besoins du monde romain, en proie aux invasions et aux usurpations.

6. Le temps de la crise (235-268)

La pression des Barbares

Pendant cette période, la plus funeste de l’histoire de l’Empire, aucun souverain ne put fonder de dynastie durable, les armées proclamèrent sans cesse de nouveaux empereurs, légitimes quand ils survécurent, mais usurpateurs et «tyrans» quand le sort des armes se déclara contre eux. Ce fut une grande cause de faiblesse, malgré la valeur de certains, car rien n’assurait la continuité d’une politique au moment où de toutes parts le danger barbare se faisait plus pressant: Maures de l’Afrique, nomades du Sud égyptien, Sassanides entreprenants de Sapor (Shâhpur ou Sh pur) rêvant de recouvrer les anciens pays achéménides, c’est-à-dire tout l’Orient jusqu’au Bosphore, grâce aux forces renouvelées de la Perse réorganisée, où les féodaux furent mis à la raison, l’armée renforcée d’archers à cheval et de cuirassiers, la religion de Zoroastre mise au service du Roi des rois; sur le Danube la pression des Goths venus de Scandinavie précipite sur le «limes» les Barbares traditionnels, si l’on peut dire (Quades, Marcomans, Sarmates), auxquels depuis 238 s’ajoutent les Goths sous les rois Ostrogotha et Kniva, bientôt divisés en Ostrogoths et Wisigoths, mais aussi dangereux, aidés des Hérules, des Vandales, des Burgondes. Ces derniers se dirigent plutôt vers le Rhin, derrière les nouvelles confédérations de tribus qui rassemblèrent les Alamans sur le Rhin supérieur et les Francs plus au Nord, tous désireux sur mer et sur terre de fructueux pillages. Après la mort de Sévère Alexandre régna quelque temps Maximin le Thrace, très hostile au Sénat et aux élites mais vaillant général qui lutta contre les Germains et les Sarmates, que renversa la révolte de l’Afrique, avec les Gordiens, puis celle de l’Italie, où sénateurs et prétoriens élevèrent à l’Empire les éphémères Pupien et Balbin (deux Augustes absolument égaux, ce qui était nouveau), puis le jeune Gordien III, qui se maintint plus longtemps malgré la guerre contre les Perses grâce à l’énergie de son beau-père, le préfet du prétoire Timésithée (238-241). Vinrent ensuite des empereurs soldats, Philippe l’Arabe, né aux confins du désert syrien, et Dèce, Romain de Pannonie. Tout en combattant les Perses et les Goths, le premier eut le temps de célébrer avec faste le millénaire de Rome (244) et le second d’engager contre les chrétiens la première grande persécution, qui décima le clergé et contraignit tous les habitants de l’Empire à sacrifier aux dieux du paganisme: Dèce voulait, dans un esprit traditionaliste et patriote, restaurer totalement, autour des dieux et de l’empereur leur protégé, l’unité morale de l’Empire. Mais il fut tué au combat par les Goths, non loin de la mer Noire, en 251.

Après le passage et la mort de plusieurs usurpateurs, Dèce eut pour successeur le vieux sénateur romain Valérien, qui s’adjoignit aussitôt son fils Gallien, à qui l’Occident fut confié: pour la première fois apparaît le besoin de dissocier, en vue d’une défense plus efficace, les deux parties du monde romain (253). Valérien fut un bon administrateur, mais il eut le tort de reprendre la persécution contre les chrétiens (257) et le malheur d’être capturé en Perse par Sapor (259 ou 260) qui s’en glorifia (inscription de Naks-i-Rustem, appelée Res gestae divi Saporis ) et Gallien gouverna seul de 260 à 268. De nombreuses usurpations, dues la plupart du temps aux inquiétudes de l’armée de Pannonie (Ingenuus, Regalianus, Aureolus) et d’incessantes invasions (Goths et Perses) l’obligèrent à courir d’un bout à l’autre de l’Empire, manifestant une activité et des capacités dignes d’un meilleur sort et d’une estime que la tradition ancienne lui refusa. Plusieurs innovations d’avenir distinguent pourtant son règne: dès 260 il mit fin à la persécution, inaugurant ainsi la «petite paix de l’Église» qui assura au christianisme quarante ans de tranquillité et le rendit par la suite inexpugnable. Il réforma profondément l’armée, créant à côté des troupes de couverture un corps de manœuvre, formé de détachements légionnaires (vexillations) et d’une puissante cavalerie aux ordres d’un seul chef; en outre, les sénateurs disparurent des camps, cédant la place à des chevaliers sortis du rang, des Illyriens surtout (préfets de légions, duces et praepositi ). La garde impériale fut renforcée par la création d’un corps de protectores , futurs officiers d’état-major. Ces mesures eurent une portée durable et accrurent l’efficacité de la défense. Le gouvernement des provinces fut de plus en plus souvent confié à des praesides équestres, sans que les sénateurs en fussent exclus, comme on l’a cru. Gallien lui-même était instruit et, comme autrefois Hadrien, se montra philhellène: il favorisa le culte de Déméter et les mystères d’Éleusis et protégea le philosophe Plotin, le plus puissant esprit du siècle. Une renaissance artistique se produisit sous son règne. Mais il fut impopulaire auprès des sénateurs et des grands chefs, et les païens ne lui pardonnaient pas d’avoir toléré le christianisme. D’autre part, il ne put empêcher l’inflation d’atteindre une ampleur extraordinaire, la teneur en argent du denier tomba à moins de 5 p. 100 et les frappes se multiplièrent. Enfin, les Anciens lui reprochent surtout, en l’accusant à tort de paresse et de débauche, d’avoir accepté que la Gaule, si souvent ravagée, confiât sa défense à Postumus, fondateur d’un « Empire gaulois» relativement prospère, mais qui échappait à l’autorité de l’empereur de Rome. En Orient, de même, l’avance des Perses qui avaient pillé la Syrie et Antioche en 256 et en 260, fut arrêtée par le prince de Palmyre Odeynat, mari de la célèbre Zénobie, à la tête de troupes locales et romaines: il reçut des titres officiels (vir consularis , imperator , dux Romanorum , corrector totius Orientis ) et gouvernait plusieurs provinces (Cilicie, Syrie, Mésopotamie, Arabie). Gallien s’en accommoda, d’autant plus aisément qu’Odeynat ne montrait pas de tendances séparatistes. Sur les autres fronts il remporta de brillantes victoires, battant les Alamans au nord de Milan, et les Goths sur le fleuve Nestos, en Macédoine, sans pouvoir empêcher ces Barbares de ruiner plusieurs provinces et de menacer même l’Italie du Nord. Les Francs et les Alamans avaient parcouru toute la Gaule et l’Espagne, les Goths avaient ravagé la péninsule balkanique et pillé de nombreuses villes grecques, dont Athènes en 267. Au moment de vaincre l’usurpateur Aureolus, assiégé à Milan, Gallien succomba à une conspiration de son état-major pannonien, en 268.

Les caractères de la crise et ses limites

La crise, crise du «limes», est fondamentalement militaire. Mais les invasions barbares ont souligné les tares et les faiblesses de l’Empire, qui étaient apparues aux temps de Marc Aurèle et de Commode, et pour les mêmes raisons. Les destructions furent considérables, de nombreuses citées ruinées ou pillées, en Asie Mineure, en Syrie, dans les Balkans et en Pannonie, en Gaule surtout, où les raids reprirent dans la période suivante. Les guerres et l’insécurité firent renaître deux maux dont l’Empire ne souffrait plus guère depuis Auguste, la piraterie sur mer (Hérules et Goths en Orient, Francs en Occident) et sur terre le brigandage, attesté déjà en Italie sous Septime Sévère et endémique en Gaule au IIIe siècle (Bagaudes); et il s’en ajouta un troisième, la peste, qui, sévissant de 251 à 270, fit beaucoup de victimes. Il s’ensuivit une réelle dépopulation, qu’il est impossible de chiffrer. Les villes s’installèrent dans des limites plus étroites, les campagnes se vidèrent, tant par les massacres dus aux Barbares et aux guerres civiles que par la fuite des paysans, devenus brigands. Des régions furent perdues: les Champs décumates au-delà du Rhin, abandonnés en 259, la Dacie submergée par les Carpes et les Sarmates sous Gallien, sans être officiellement évacuée, et Dura-Europos, sur l’Euphrate, tombée aux mains des Perses en 256. La vie économique s’en ressentit: production agricole déficiente, misère des colons, difficultés de ravitaillement et disettes dans les villes, renchérissement des prix, aggravé par une inflation galopante. L’artisanat urbain manque de clients ou de matières premières car les transports sont difficiles, certaines régions isolées et le commerce gravement touché: Palmyre monopolise le trafic oriental, l’Empire gaulois de Postumus vit replié sur lui-même. La piraterie gêne les relations méditerranéennes et l’arrivée des blés d’Égypte et d’Afrique, tandis que la grande route terrestre, de Londres à Byzance, par le Rhin et le Danube, est peu sûre et fréquemment coupée par les invasions. Dans l’ensemble l’Occident a souffert davantage que l’Orient, et des blocs autarciques tendent à se former: la Bretagne encore prospère, la Gaule du Nord autour de Cologne et de Trèves (résidences des empereurs gaulois), l’Afrique enfin où les raids des Maures sont moins dévastateurs pour les grandes villes que les invasions des Francs et des Alamans en Gaule. La région la plus riche de l’Italie, la Cisalpine, est touchée par la ruine partielle de l’Illyricum (régions danubiennes et Dalmatie); Aquilée et Milan sont menacées à plusieurs reprises.

La crise est également politique et sociale. Les empereurs sont des chefs pratiquement absolus, imposés ou choisis par l’armée, mais leur pouvoir est limité par les usurpations et l’assassinat. Aucune légitimité ne résiste aux révoltes militaires, et la Victoire impériale (Victoria Augusta ) est la plus invoquée des divinités, souvent en vain. Cependant l’efficacité du régime sévérien n’a pas disparu: il est miraculeux de constater que l’administration travaille, que les impôts rentrent, qu’entre deux invasions la vie reprend. Mais à quel prix! Toutes les forces personnelles et tous les moyens matériels sont mobilisés pour le service de l’État. L’entretien de l’armée est assuré par de constantes réquisitions, arrachées aux paysans et aux décurions par les sous-officiers en mission qui parcourent les campagnes et rançonnent les villes, ainsi qu’en témoignent plaintes et pétitions des habitants de Scaptopara en Thrace sous Gordien, et des colons impériaux d’Aragoé en Phrygie sous Philippe l’Arabe. L’annone est levée avec brutalité et très inégalement; les contributions en nature ou en argent frappent au hasard. À cette monarchie militaire qui tend les ressorts d’un Empire en état de siège correspond une société nouvelle. Les classes moyennes et inférieures sont mobilisées: les collegiati (membres des corporations) fabriquent et transportent pour l’armée, les décurions lèvent les impôts, les colons sont exploités par les maîtres qui font retomber sur eux le poids des exactions. Tous commencent à être rivés à leur condition par une situation de fait qu’aucune loi ne prévoit encore, et un nivellement par le bas, qui caractérise la société du Bas-Empire, s’opère ainsi progressivement. Car les classes supérieures, fonctionnaires tout-puissants et grands propriétaires réfugiés dans leurs villae , à la campagne, trouvent le moyen de s’enrichir par la corruption, l’évasion fiscale, la fuite devant les charges municipales. En Occident surtout, la vie quitte les villes appauvries pour les campagnes, où s’installe la nouvelle aristocratie foncière des militaires et des hauts fonctionnaires. L’inflation, à laquelle les riches échappent par la thésaurisation de l’or, ruine les pauvres et les cités, où la vie municipale est en crise: diminution des dédicaces et des constructions nouvelles, réparation des ruines par des moyens de fortune et le remploi des matériaux d’anciens bâtiments. L’appauvrissement de la classe décurionale est également un des traits caractéristiques de l’Antiquité tardive. Le IIIe siècle est ainsi une époque de transformations rapides, et au sein de ce déséquilibre un nouvel équilibre se cherche, qui se réalisera quand le pouvoir politique sera restauré.

Sans nier la réalité de cette crise, les chercheurs, actuellement, s’attachent à en marquer les limites à plusieurs égards. Du point de vue chronologique d’abord, elle ne présenta une réelle gravité qu’au milieu du IIIe siècle, de 238 à 268, en particulier sous Gallien. La géographie impose aussi de distinguer les différentes régions: l’Afrique par exemple n’a pas pâti des malheurs du temps au même titre que la Gaule. Les différentes classes sociales n’ont pas non plus également souffert; des fortunes se sont au contraire accrues pendant cette époque. Enfin, certaines usurpations peuvent être considérées comme des réactions contre la crise, et plusieurs empereurs ont fait ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils devaient, en particulier ceux que la tradition appelle «les Illyriens».

Les premiers empereurs illyriens

L’armée de Pannonie était de loin la meilleure de l’Empire et c’est en partie par patriotisme et souci d’efficacité qu’elle suscita tant d’usurpations. La mort de Gallien porta au pouvoir successivement plusieurs grands soldats illyriens qui, à force d’énergie, malgré d’autres invasions et d’autres usurpations, parvinrent à rétablir sensiblement la situation, sans avoir le temps de faire œuvre définitive. Le premier d’entre eux, Claude II, dit le Gothique (vainqueur des Goths), ne régna que deux ans; il mourut de la peste après avoir remporté deux grandes victoires, l’une au lac de Garde sur les Alamans, l’autre à Naissus sur les Goths. Mais à Palmyre, les successeurs d’Odeynat, sa veuve Zénobie et leur fils Waballath, s’étaient séparés officiellement de Rome et avaient créé en Orient un Empire rival, qui s’empara rapidement de l’Égypte et d’une partie de l’Asie Mineure. La sécession gauloise se poursuivait après la mort de Postumus, tué lui aussi par ses soldats, et au cours de troubles la ville d’Autun, une des plus riches des Gaules, fut quasi détruite en 269.

Le successeur de Claude, Aurélien, s’imposait et fut le plus grand de ces Illyriens. Gouvernant avec une énergie sauvage, se disant le protégé du Soleil invaincu (Sol invictus ) cher aux cœurs des Pannoniens, il chassa de l’Italie et du Danube les Vandales, les Sarmates Iazyges et les Alamans Juthunges, fortifia Rome en proie à la panique (son immense rempart est le «Mur d’Aurélien», bien conservé), dut procéder à l’évacuation en bon ordre de la Dacie indéfendable, mais réussit à rétablir l’unité de l’Empire. S’y reprenant à deux fois, il soumit les Palmyréniens en 273, mais ne put éviter la ruine de leur ville, ce qui porta un coup au commerce oriental. L’année suivante, passé en Occident avec ses troupes, il mit fin sans grande peine à l’Empire gaulois, dont le dernier titulaire, le pacifique sénateur Tétricus, se rendit à lui presque sans combattre. À Rome, où il triompha brillamment la même année, il eut à peine le temps de remettre de l’ordre dans la monnaie, d’améliorer le ravitaillement en militarisant plusieurs corporations, et reprit la route pour écraser définitivement la Perse, toujours dangereuse et qui avait soutenu les Palmyréniens. Mais en 275 il fut tué, près de Byzance, par des officiers qui craignaient à tort pour leur vie, à la suite d’une obscure machination. Ce règne de cinq années avait préparé les temps nouveaux. Le sénateur romain Tacite, que l’armée surprise avait accepté, régna peu de temps et un nouveau général illyrien, Probus, gouverna d’excellente façon de 276 à 282. Il défendit et fortifia la Gaule, ravagée de nouveau en 275-276 par une terrible invasion des Francs et des Alamans, et prit d’utiles mesures en matière économique: avantages octroyés à la viticulture, travaux de drainage, d’irrigation et de bonification des terres, qu’il s’appliqua à remettre en culture dans tout l’Empire. Mais ses soldats, lassés de sa sévérité, le tuèrent en 282. Deux ans plus tard, après le règne de Carus qui se dit «vainqueur des Perses», et de ses fils Numerianus et Carinus, Dioclétien parvenait à l’Empire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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